La voix de deux grandes plumes étrangères

Deux écrivains de grande envergure ont chacun publié récemment une tribune pleine page dans Le Monde au sujet de la guerre en Ukraine. Le premier, le 27 mars, Jonathan Littell (ci-contre), était attendu, car parfaitement légitime sur le sujet. Fils du maître du roman d’espionnage américain Robert Littell, né à New York mais élevé en France, Jonathan a reçu le prix Goncourt en 2006 pour «Les Bienveillantes», immense déflagration, pavé de plus de mille pages écrit en français donnant la parole à un officier SS œuvrant dans les camps. Avant d’en arriver là, il avait travaillé une dizaine d’années pour les ONG humanitaires MSF  et Action contre la faim  en Bosnie, Tchétchénie et Afghanistan. En 2008, à la demande du Monde 2, il a écrit un reportage en Géorgie (peu après le bref conflit ayant opposé ce pays à la Russie), puis tourné un documentaire sorti en salle en 2017 sur les enfants-soldats d’Ouganda (Wrong Elements).

Rien d’étonnant donc, à ce qu’il adresse dans le quotidien fin mars, après un mois de guerre, une lettre ouverte (traduite de l’anglais) débutant par «Mes chers amis russes». Mais après avoir dit «beaucoup d’entre vous me font part de vos sentiments de culpabilité et de honte», la tribune tourne rapidement au réquisitoire : «Aucun de vous n’aime Poutine et son régime de voleurs et de fascistes ; la plupart les haïssent. Mais soyons honnêtes : à quelques rares exceptions près (…), combien d’entre vous ont levé le petit doigt pour résister à ce régime ?» Prenant le contre-pied des médias étrangers aimant à célébrer la résistance passive et héroïque des Russes, surtout des artistes, il se livre à un petit cours d’Histoire, accusant en bloc ses chers amis russes «d’apathie» et de «complicité passive». « Rappelez-vous, leur dit-il, quand on vous présenta Poutine. Jeune, audacieux, agressif, promettant la destruction des terroristes et le redressement de l’économie (…). Et quand il se mit à raser la Tchétchénie, la plupart d’entre vous a fermé les yeux ». Lui l’écrivain-cinéaste peut témoigner : il était sur place au sein des ONG humanitaires, en Tchétchénie, et quand il lui arrivait de monter à Moscou, c’était pour passer la nuit à boire et à danser avec ses copains qui ne voulaient rien savoir.

Puis vint le grand boom économique des années 2000, rappelle-t-il, avec les assassinats d’opposants et la Géorgie envahie dans l’indifférence. En 2014, l’étincelle de Maïdan (ci-contre) «où les Ukrainiens récupérèrent leur démocratie» rendit Poutine fou furieux, et il put annexer la Crimée sans qu’aucun Russe ne bouge, et pas davantage lorsque l’armée russe se mit à bombarder la Syrie. Jonathan Littell l’engagé exhorte alors ses frères de Russie. Il existe une échappatoire, la seule et unique solution : «faire tomber ce régime». Quand la crise économique va s’étendre, quand les prix s’envoleront et les salaires ne seront plus payés dans les provinces, alors « il faut que les choses soient coordonnées, organisées ».  Et le voilà qui encourage ses chers amis à utiliser l’outil magique d’Internet pour « que la foule se transforme en masse ». Il achève en insistant : face à Poutine, il n’existe aucune autre alternative.

Tout autre est l’approche du célèbre écrivain norvégien de polars Jo Nesbo, dont le quotidien du soir a publié une tribune dans son édition du dimanche-lundi 4 avril dernier. Même si tout Européen peut se sentir concerné par la guerre atroce menée par Poutine en Ukraine, on ne se serait pas attendu à ce que le père de l’inspecteur Harry Hole officiant à Oslo, mondialement connu, prenne la parole. Sauf que… le plus fameux représentant du polar nordique non seulement inscrit profondément ses histoires dans le contexte social de son pays, mais en tant que scénariste, il est l’auteur initial de la série Occupied (diffusée en 2015, co-produite par Arte, les saisons 1 et 2 sont toujours visibles sur son site). Il a tout simplement imaginé que la Russie occupait la Norvège avec l’acceptation tacite de l’Europe et des États-Unis, sous prétexte que le gouvernement norvégien écologiste avait fermé le robinet pétrolier. Ce dernier point n’est pas très réaliste, la Russie n’étant pas en demande de pétrole, par contre la soif russe de pouvoir, tout comme les manœuvres du gouvernement norvégien, les magouilles européennes, ou la lutte du gouvernement norvégien précédent en exil en Suède (la Résistance) ont de quoi donner le frisson. Lorsqu’on voit, à la fin de la saison 2, l’ancien premier ministre en exil tenter d’unir une grande partie de l’Union européenne contre la Russie pour obtenir son retrait de Norvège, on frisonne encore plus. Parfois même, les parallèles avec la situation actuelle en Ukraine sont intolérables.

Tel est le pouvoir de la fiction, comme le dit Jo Nesbo dans sa tribune intitulée « Les histoires peuvent-elles vaincre Poutine ? », rappelant que « la guerre en Ukraine ne se joue pas seulement sur le terrain des faits, mais de la propagande ». Lui aussi, comme Jonathan, revisite l’Histoire, mais à l’aune des créateurs. Évoquant le bombardement de Guernica en 1937 et l’effroi suscité aussi bien en Espagne qu’à l’étranger, il rappelle que Franco a bien tenté de faire croire que les Républicains eux-mêmes avaient détruit leur ville (cela vous rappelle quelque chose ?). « Mais les Républicains avaient un meilleur conteur dans leur camp », poursuit-il : Picasso a contre-attaqué avec «Guernica», peint et exposé à Paris la même année, entraînant un afflux de volontaires prêts à se battre aux côtés des Républicains.

Jo Nesbo fait ensuite l’exégèse du célèbre film d’Eisenstein «Le cuirassé Potemkine», soulignant qu’à l’instar de «Guernica», il prend des libertés avec la réalité. «Mais un auteur de fiction n’a pas à se soucier de tels détails», affirme-il. «Son but est de dire quelque chose de vrai, mais pas nécessairement quelque chose de factuellement vrai. De toucher les cœurs et les esprits- non pas faire état du nombre de morts.» Puis de rappeler comment, lors de la deuxième guerre mondiale et au-delà durant la guerre froide, Hollywood a servi de puissante machine de propagande glorifiant le patriotisme yankee. Puis de rappeler ces paroles de Winston Churchill : «En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit toujours être protégée par un rempart de mensonges».

L’écrivain nordique se montre finalement optimiste, en espérant que Abraham Lincoln avait raison en disant, «on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps», et que la jeune génération russe saura se servir de l’Internet (comme l’espère aussi Jonathan). Il termine en soulignant que «Guernica» fut exposé en Espagne six ans après la mort de Franco, et qu’il y eut plus d’un million de visiteurs en un an : «Parce que les histoires les plus vraies -si ce ne sont les plus factuelles- sont les meilleures.»

Lise Bloch-Morhange

Photo 1: ©Francesca Mantovani
Photo 2: ©Agathe Bonnet
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4 réponses à La voix de deux grandes plumes étrangères

  1. Philippe PERSON dit :

    J’ai entendu Littell avec Eri de Luca, hier, chez Laure Adler (L’heure bleue, France Inter 20 h 00)
    J’ai été choqué par le côté va-t-en guerre venant d’un garçon qui a écrit un livre ambigu (pour ne pas dire plus) sur Léon Degrelle, le rexiste belge, ami d’Hergé (et modèle pour Tintin), Waffen SS réfugié dans l’Espagne franquiste, celui dont Hitler disait que s’il avait eu un fils, il aurait voulu que cela soit lui…
    Littell dont « Les Bienveillantes » ont été écrites en fait par Richard Millet… apologiste du norvégien Anders Breivit… Les Bienveillantes qui pour mon goût est un livre abject… 1000 pages sur un bourreau !
    Sans parler du papa CIA de Littell…
    Je ne trouve pas que de le voir ressortir en ce moment soit une bonne nouvelle pour comprendre les tenants et les aboutissants d’une guerre qui n’aurait pas eu lieu au temps de l’honni Monsieur Trump…

    Quant à l’exemple de Picasso… communiste qui passa, malgré la légende, une occupation plutôt paisible à Paris… et qui ne leva pas le petit doigt pour sauver son ami Max Jacob.

    Je crains que tout le monde soit en train de dérailler et pas simplement le président russe…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Je crains, cher Philippe, que vos réactions ne ressemblent un peu trop à des élucubrations… Vous ne pouvez pas réécrire l’Histoire à vous tout seul!

      • Philippe PERSON dit :

        Je ne savais que critiquer un « écrivain » célébrant un nazi pendant plus de 900 pages appartenait au domaine de l’élucubration.
        Dire que sa parole étant d’autant plus discréditée qu’il avait aussi commis un livre (« Le sec et l’humide ») où il ressuscite un nazi belge modèle de Tintin et héros du Führer ne me paraît pas non plus à balayer d’un revers de main…
        Mais, bon, continuons !On va finir par donner raison à Poutine si on met en avant ce genre de personnages plus que fascinés par le 3e Reich…

  2. Krys dit :

    Merci chère Lise de nous indiquer ces deux tribunes récentes pour tenter de comprendre quelque chose aux drames actuels de l’Ukraine. Il faut, peut-être, relire l’émouvant, douloureux et inoubliable témoignage de Niétotchka Iliachenko, grâce à la plume de Josef Winkler dans « L’ukrainienne » ? La longue durée permet souvent d’éclairer le présent ou quand les drames succèdent aux drames.

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