Révélations haendéliennes

À l’heure où l’on aime se désoler que si peu de femmes cheffes d’orchestre dirigent de grandes formations, on ne dira jamais assez que nous possédons depuis longtemps une pionnière parmi les pionnières, Laurence Equilbey, qui a tout fait avant les autres : diriger en France et dans le monde entier quand c’était encore impensable pour une femme, fonder il y a 28 ans son ensemble choral baptisé accentus (en minuscules), puis en 2012 son orchestre de chambre sur instruments anciens nommé Insula Orchestra. Le palmarès de ces deux formations est éblouissant, elles se produisent dans les meilleures salles du monde entier et sous la baguette des plus grands chefs et pas seulement de leur fondatrice. Elles viennent d’ajouter à leur palmarès la résurrection de «La Nonne sanglante» de Gounod à l’Opéra Comique en 2018, puis la tournée européenne du «Freischütz» de Weber tant admiré par Offenbach, ou cette année, pour accentus, l’ouverture du festival de musique ancienne au Konzerthaus de Vienne. Sans oublier, pour Insula Orchestra, la sortie début avril chez Erato du CD «Lucio Silla» de Mozart (ci-dessus), cette œuvre adolescente ressuscitée autrefois par Patrice Chéreau aux Amandiers en 1984.

Ce CD est l’enregistrement du spectacle donné par Laurence Equilbey il y a un an à la Seine musicale située à la pointe aval de l’île Seguin boulonnaise, puisque la pionnière française est la directrice musicale de l’auditorium depuis son ouverture en 2017. La star de ce CD étant le contre-ténor Franco Fagioli (rôle de Cecilio), star parmi les stars depuis que la mode de ces voix d’hommes aigües a déferlé sur l’opéra.

Pouvoir offrir au public cet opéra d’un Mozart de seize ans, rarement donné pour cause de difficulté vocale, est typique de l’originalité de la programmation de la maîtresse de ce nouveau vaisseau de lumière amarré en bord de Seine: quand on est chez soi, on peut allier liberté et audace. C’est ainsi qu’elle aime concocter pour Pâques des œuvres de saison qu’on entend rarement ailleurs : le 12 avril dernier, elle a invité le jeune ensemble baroqueux Le Consort pour un concert intitulé «Royal Haendel» avec la jeune mezzo soprano bien connue Eva Zaicik, et les 14 et 15, avec son ensemble et son chœur, elle proposait une soirée «Dixit Haendel» surprenante.

Le pari était même assez audacieux. En première partie, étaient programmés des extraits de deux opéras haendéliens. Le premier, «Rodelinda», composé en 1725 durant les premières années où le jeune Saxon arrive à Londres à vingt-cinq ans via l’Italie, et produit trois chefs d’œuvre coup sur coup : «Giulio Cesare», «Tamerlano» et «Rodelinda». Le second, «Ariodante», composé dix années plus tard, en 1735, la même année que «Alcina». Autrement dit deux des plus célèbres opéras de ce Haendel ayant importé l’opéra italien sur les rives de la Tamise, encore donnés de nos jours, surtout les épopées de Jules César et de la magicienne Alcina. Dans ce bel auditorium en bois clair si propice aux instruments anciens et aux voix, les violons, altos, violoncelles et autres basson, luth et orgue d’Insula Orchestra nous ont plongé hors du temps dès l’Ouverture, dans un univers d’envoûtante et élégante tragédie londonienne du dix-huitième siècle. Puis un autre contre-ténor star parmi les stars, Lawrence Zazzo, a ouvert le bal par un bref air de fureur contre l’usurpateur, suivi par trois airs de déploration avec sa reine Rodalinda, gémissant tous deux qu’ils préféraient mourir plutôt que d’être séparés.

Dans une version de concert comme celle-là, sans mise en scène et en costumes contemporains, où la musique a la part belle, la tâche est rude pour les chanteurs qui doivent nous transmettre les émotions de leurs personnages en quelques arias avec beauté, intensité, et aisance scénique. Pari gagné pour Rodelinda et Genevra, la fiancée du prince Ariodante, interprétées par la jeune Francesca Aspromonte, aussi brillante vocalement que sculpturalement sexy dans sa longue robe longue pailletée.
Et quelle émotion de retrouver Lawrence Zazzo qui nous avait tant plu en Giulio Cesare sur la scène du Palais Garnier en 2010, auprès de sa Cleopatra, la vibrante Natalie Dessay. Abordant la cinquantaine, l’ex-empereur romain s’est empâté, mais quel art du chant, même si sa voix n’a plus la souplesse d’antan. Sa présence ce soir-là témoignant de la sûreté de la magicienne des lieux dans le domaine des voix, sachant mêler jeunes chanteurs et artistes consommés, pouvant nous transmettre par la moindre inflexion, la moindre intonation, cette intensité d’émotion à laquelle seul l’opéra peut atteindre. Et très progressivement, très habilement, la maestra nous a fait passer d’une atmosphère de déploration à la joie, saluée par un bref chœur final.

Même si on retrouvait les solistes lors de la seconde partie, le formidable chœur
accentus avait la part belle dans cette cantate choisie pour honorer la Semaine sainte, un «Dixit Dominus» composé à Rome en 1707 par un Haendel de vingt-deux ans, au cours de son voyage initiatique italien. Un coup de maître qui lui valut la proposition de se convertir par le clergé romain, proposition, dit-on, qu’il sut refuser poliment. De toute façon une seule cantate avait suffit, c’était fait, il était lancé. Dès le début, on est frappé par son art du contrepoint, qui nous rappelle celui de Bach bien sûr, à venir, mais qui s’inspire en fait de prédécesseurs comme Buxtehude. Puis peu à peu effusions et passions à l’italienne nous entraînent dans une constante invention musicale vers une véritable théâtralisation, comme sauront le faire Mozart ou Verdi avec leur «Requiem».
Comment ne pas penser, lors du verset 5, «Dominus a dextris tuis confregit in die irae suae reges» (Le Seigneur qui est à la droite, a brisé les rois au jour de sa colère), à la façon dont les instruments et le chœur martèlent «confregit», au si célèbre «Air du froid» du «King Arthur» de Purcell composé seize ans plus tôt ?

Quel caméléon, se disait-on, que ce jeune Saxon qui saura allier en une seule cantate tous les courants de son époque puis inventer l’opéra italien chez les Anglais… Que de révélations haendéliennes en cette soirée «Dixit Haendel» sur le beau vaisseau de la Seine musicale…

Lise Bloch-Morhange

La Seine Musicale, « Fidelio », Beethoven, David Bobée, accentus, Insula Orchestra, Laurence Equilbey direction, 3 représentations du 14 au 18 mai 2022 

Photo salle de concert: ©LBM
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2 réponses à Révélations haendéliennes

  1. Krys dit :

    Tous nos remerciements chère Lise pour ce compte-rendu éclairé. Oui, Haendel est un génie et Laurence Equilbey une chefferie d’orchestre talentueuse et inspirée. SDG

  2. Chini dit :

    J’ai assisté à ce merveilleux concert mais cet article me révèle des aspects indispensables de ces œuvres et le fait mieux connaître le travail et le parcours talentueux de Madame Equilbey

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