Ramener sa fraise

Avec le printemps réapparaît sur les étals des marchés et dans les rayons des grandes surfaces la fraise gariguette. Elle appartient au groupe des «précoces». Les fraises, par les vertus du commerce et de la génétique réunis se divisent en quatre groupes : précoces, donc, puis par ordre d’entrée en scène, celles de «pleine saison», les «tardives», et enfin les «remontantes». Le Larousse gastronomique (ed. 1996) penche, lui, pour une classification morphologique : coniques, cordiformes, rondes, triangulaires. Prosper Montagné, en son dictionnaire culinaire (1938), se satisfaisait de deux groupes, les petites et les grosses, signalant la création permanente de nouvelles productions. Il en identifiait quelques unes, la Héricart-de-Thury, la Docteur-Morère, la Président-Carnot, la Général-Chanzy, la Duc-de-Malakoff… L’époque pratiquait volontiers l’éponymie. Mais les temps ont changés. À l’exception des inventeurs de roses, on ne donne plus volontiers aux produits de l’activité agricole des noms de célébrités. Imaginerait on l’asperge Charles-de-Gaulle, la poire Georges-Pompidou, ou la tomate Guy-Mollet ( en souvenir de son accueil à Alger, le 6 février 1956, les Pieds Noirs le bombardant de ce légume-fruit bien mûr).

Pour les botanistes, la fraise illustre l’exemple du «faux-fruit», les fruits du fraisier étant en réalité les petits grains secs en recouvrant la surface, les akènes. Du latin fragaria, le fraisier se range parmi les rosacées, famille regroupant un nombre considérable d’espèces, ou cousinent des herbes, des arbrisseaux ou des arbres, répartis dans toutes les régions du globe. L’originale, chez nous, demeure la fraise des bois (fragaria vesca), petite sauvage trop fragile pour être commercialisable. On présente, à sa place, un sosie destiné à l’épicerie fine ou à la pâtisserie, issu de la recherche agronomique. Les catégories modernes proviennent, elles, de l’hybridation accidentelle d’une souche venue du Chili (fragaria chilosensis), de couleur blanche, avec des plants importés de Virginie (fragaria virgi-niana), d’un beau rouge, plantées par hasard les uns à côté des autres dans un jardin de Plougastel. La couleur rouge s’est avérée dominante, et le produit du croisement a prospéré.

Puis le génie humain a fait des siennes. La gariguette fut inventée, dans les années 1970, par la station INRA de Montfavet. La Mara des bois a pour père André Marionnet, en 1993… et sont apparues, à la fin du siècle précédent, l’Elsanta, la Douglas, la Clery, la Chandler, la Charlotte, la Ciflorette etc. Dès lors, d’avril à fin septembre, peut-on profiter d’un large éventail de variétés de fraises, très parfumées, à la robe écarlate, mais voyageant court et se conservant très mal. Aussi s’avère-t-il plus prudent de n’acheter que la quantité nécessaire au repas à venir, et d’abandonner toute velléité de stage prolongé dans le réfrigérateur. Il est préférable d’éviter les fraises venant de l’étranger, non par xénophobie, mais en raison de leur médiocrité gustative. Si la fraise de Wépion (province de Namur) reste passable, la Camarosa espagnole se distingue par son caractère totalement insipide et sa turgescence malsaine.

Les fraises constituent un dessert tous terrains, toutes préparations, au naturel, même sans sucre, en compote, glace, sorbet, coulis, mousse, confiture. Elles se prêtent volontiers à une variante de la pêche Melba. Nelly Melba, nom de scène de la soprano australienne Helen Porter Mitchell (Melba, de Melbourne), inspira, en 1894, à Auguste Escoffier, chef du Savoy de Londres, ce dessert, après une représentation de « Lohen-grin ». La préparation associait glace à la vanille, coulis de framboise et quartiers de pêches pochées. Elle s’est postérieurement déclinée avec d’autres fruits.

Les fraises se nappent, à l’occasion, de crème Chantilly. Son invention est prêtée par la légende à Fritz Karl Watel, dit François Vatel, intendant du Prince de Condé. Celui-là même qui fut enterré subrepticement pendant la grande fête donnée en l’honneur de Louis XIV, à Chantilly, le 24 avril 1671. Il s’était poignardé parce sa commande de poissons ne semblait pas au rendez vous. La première mention de cette crème Chantilly figure dans une lettre de la baronne d’Oberkirch, en résidence au château, le 18 juin 1784, soit plus d’un siècle après l’accident.

Deux recettes sont communément employées. La première : tenir sur glace, pendant 24 heures, de la crème épaisse et bien fraîche ; la fouetter jusqu’à ce qu’elle double de volume et devienne très ferme. Arrêter le fouettage une fois cette consistance atteinte, sinon elle se transformera en beurre. Ajouter de la vanille, issue d’une gousse raclée et utiliser immédiatement. La seconde : enlever le couvercle du conditionnement acheté au supermarché. Presser l’embout percé d’une entaille cruciforme. Arrêter de presser lorsque la quantité souhaitée est obtenue. Rincer l’embout à l’eau chaude. Conserver au froid pour le prochain usage. La seconde recette s’utilise également pour la mayonnaise, la béarnaise, et toutes sortes de recettes traditionnelles confiées désormais à l’industrie agroalimentaire, pour les besoins de la ménagère, comme du célibataire actif. Mais également par certains restaurateurs oublieux de leurs devoirs, achetant chez Métro des ingrédients présentés ensuite comme faits maison et facturés comme tels.

Une dernière précision : les cinq plants de fraise rapportés du Chili le furent par un navigateur polymathe, nommé par le plus grand des hasards Amédée François Frézier.
Yves Coppens, le célébrissime paléontologue l’avait constaté : le hasard fait trop bien les choses pour être crédible.

Jean-Paul Demarez

Photo: ©PHB
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2 réponses à Ramener sa fraise

  1. Guillemette de Fos dit :

    Savoureusement culturel !

  2. lottie dit :

    Bonjour,
    Et La célibataire active? Elle n’existe donc pas?
    Cordialement ,
    Lottie

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