Perceptions polyphoniques

Avant son départ vers l’Europe et les mille déboires qu’il a dû affronter, le migrant l’ignore probablement: en Hollande, sa voix va être enregistrée afin de déterminer s’il ment sur son pays d’origine. Sur cette simple analyse vocale, du moins en 2012, son dossier allait être estampillé « accepté », « rejeté » ou « en attente ». Ce procédé discutable a fait l’objet d’une « installation », actuellement visible au Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis. Intitulée « Conflicted Phonemes », cette œuvre d’art singulièrement marquante, est signée par Lawrence Abu Hamdan, originaire de Jordanie. Elle est constituée de diagrammes mis au point avec des linguistes, des chercheurs, des activistes, des organisations culturelles et une graphiste. Elle se base sur des demandes d’asile de Somaliens, parfois rejetées, à la suite de tests d’analyses vocales mis en place par les autorités néerlandaises.  Ainsi Jama, qui affirmait venir de Somalie du Sud, a dû prononcer devant un microphone des phonèmes comme « non », « école » ou « banane » avant que l’expertise automatisée, basée sur un atlas d’accents, ne détermine qu’il venait du Nord. Fatale erreur, ont alors estimé d’intraitables censeurs de frontières.

Comment ne pas marquer l’arrêt devant cet assemblage notamment constitué de ces fiches ayant trié le bon grain de l’ivraie, sur la seule base d’une intonation. Dans la mesure où l’on peut très bien par exemple, habiter Lille, être né à Lille,  tout en ayant hérité d’un accent marseillais. Implacable système de sélection,  qui fait froid dans le dos.

L’ancien carmel de Saint-Denis, devenu Musée d’art et d’Histoire Paul Éluard, propose actuellement une exposition sur les polyphonies à travers des œuvres intégrées aux collections permanentes. C’est une bonne occasion de découvrir ou redécouvrir ce remarquable site où l’on pratiquait, autour du cloître, la polyphonie sans le savoir. Quatorze artistes ont été réunis sous la houlette de la commissaire Anne Zeitz afin d’additionner aux échos séculaires, des sons contemporains. Selon cette organisatrice par ailleurs universitaire à Rennes 2, le mot polyphonie vient du grec poluphônia qui signifiait une multiplicité de « voix ou de sons » sans qu’il se trouve forcément une intention musicale. Au contraire souligne-telle, de l’écriture contrapuntique du Moyen-Âge,  de l’époque baroque et enfin à la Renaissance.

Au 21e siècle, tout est permis, dès lors qu’un artiste s’inscrit dans le « contemporain ». Il nous est ainsi donné à voir un engin dément mis au point par un certain Kazumichi Fujiwara. Un Japonais nous est-on dit, encore faudrait-il le vérifier avec une bonne analyse de voix. Celui-ci avait créé dans les années 70 une machine à cylindres surdimensionnée laquelle nécessitait pas moins d’une cinquantaine de personnes pour l’activer. Baptisée « Echo Location » et installée sur un terrain vague au centre de Tokyo, elle produisait paraît-il, des vibrations sonores qui valaient le détour. L’exposition nous montre deux schémas du monstre. Et cette gratuité intentionnelle, avouons-le, laisse un peu baba. Mais, c’est bien à cela que l’on reconnaît l’art dans sa méta-modernité.

Wild Menter, plus classiquement pourrait-on dire, a élaboré un jeu d’ardoises suspendues par des fils et sur lesquelles, via une pompe électrique, il fait tomber de l’eau comme si c’était de la pluie. Il s’ensuit une musique relativement polyphonique qui fait penser au son d’un xylophone débouchant selon lui, sur un « plaisir minimaliste de la perception de sons simples qui deviennent complexes dans l’expérience musicale que chacun peut en faire ». Le tout se nomme « Rain songs » avec un minimalisme de bon aloi qui irait bien dans le salon.

Ici tout est discutable et laisse songeur, sauf le fait que chaque œuvre a été longuement travaillée. L’artiste allemande Christina Kubisch a eu à sa disposition toute une pièce afin d’y déployer 1600 mètres de câbles électriques suspendus en travées (ci-contre). Le visuel se mêle ici au sonore puisque si l’on se coiffe d’un casque, on y entend par « induction électromagnétique » des bruits tropicaux, du glouglou d’un ruisseau à des cris d’animaux. L’amplitude des sons varie selon les mouvements des visiteurs. Il s’agit-là d’une expérience dite « immersive » dont le seul défaut et qu’elle n’étonne qu’un peu. Une inoffensive électrocution des tympans aurait pu faire la différence mais un jour viendra où l’art contemporain franchira ce genre de pas.

Quand Louise de France, septième fille du roi Louis XV avait fait son entrée au Carmel de Saint-Denis à la fin du 18e siècle, le silence n’était troublé que par les prières vers Dieu, les chuchotis et les bruits maîtrisés du réfectoire. Les installations provisoires ici déployées sont suffisamment discrètes pour qu’il soit encore possible d’en percevoir ou d’en imaginer, les chants fossiles.

PHB

 

« Polyphonie » du 20 mai au 7 novembre 2022, Musée d’Art et d’Histoire Paul Éluard, 22 bis  rue Gabriel Péri, Saint-Denis (métro Porte de Paris, ligne 13)

Photos: ©PHB
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5 réponses à Perceptions polyphoniques

  1. Des œuvres d’art ?

  2. Alain-maurice Boutry dit :

    Juste une rectification:Louis XV ,c’est la 18éme siécle.

  3. Debon dit :

    La reconnaissance vocale ne date pas d’hier. Voir l’entrée SCHIBBOLETH sur Wikipedia.

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