Sous le signe du bikini

Comment évoquer la vie d’une petite française née en 1946 avec le bikini, «bombe anatomique» lancée cet été-là à la piscine Molitor, tandis que le 1er juillet, sur l’atoll de Bikini, «joyau des Iles Marschall», explose une première bombe A américaine, qui sera suivie de vingt-trois autres essais nucléaires ? C’est par cette interrogation que s’ouvre le livre «Bikini» de l’écrivaine-historienne- réalisatrice Danièle Rousselier : comment rendre compte de plus de cinquante ans d’un parcours intense, sinueux, la menant à enseigner l’histoire d’abord en Algérie puis vingt-cinq ans au lycée Voltaire à Paris, avant de passer à l’histoire de l’art et d’intégrer le Centre Pompidou, puis nouvelle bifurcation vers les Affaires étrangères et elle s’envole pour Naples (elle dirige l’Institut français de 2003 à 2007) puis vers le Mali (attachée culturelle à l’ambassade de France de 2007 à 2009) ? Autrement dit, en toile fond, la guerre d’Algérie ou du Vietnam, Mai 68 et les combats du féminisme, la pilule ou l’avortement légalisés, la condition des Noirs qui l’obsède depuis toujours.

Mais aussi l’irruption de la télé, Rintintin et la table en formica, le hula hoop et Sissi impératrice, les booms et Johnny, la blouse au lycée et les bidonvilles à Nanterre…
Alors elle a l’idée de recourir à l’abécédaire, «qui la rapproche de l’enfance», empruntant à divers genres littéraires dont celui de l’inventaire à la Perec. S’il évite la chronologie et la monotonie, il peut se révéler aussi assez «casse-gueule», submerger et accumuler les répétitions. Mais chaque vie n’est-elle pas un puzzle à multiples entrées?

Avec l’entrée «Algérie», nous voilà en plein dans le bain : «L’Algérie, trois années de ma vie. Trois années à parcourir ses terres noires de soleil d’est en ouest, du nord au sud, des sables de Tamanrasset aux torchères d’Hassi-Messaoud, des neiges de Kabylie aux escarpements des Aurès. L’Algérie où j’ai aimé, conçu un enfant.» Puis après nous avoir dit que dans son lycée du XVIè arrondissement et encore moins chez elle, l’écho des «événements d’Algérie» n’avait pas franchi les portes et qu’elle portait «le regret amer d’avoir vécu une adolescence coupée du réel», elle nous raconte que sitôt son diplôme en poche, fuyant «Paris, le milieu universitaire, l’ennui», sans oublier sa mère, elle obtient, dans le cadre de la Coopération, un poste de maitre-assistante à l’université de Constantine. Les débuts sont difficiles, on lui fait payer son statut de jeune femme seule, alors elle sillonne seule ce pays sans touristes dans sa vieille 4L verte. Beaucoup de lyrisme et de paysages à fleur de peau et de mots.

Puis les entrées « Bagnole » et « Bamako » se succèdent à peu de distance. «La bagnole», comme on appelait dans les années 60 la 2 CV, la 4L ou la Coccinelle, symboles de liberté juvénile. Danièle passe son permis dès dix-huit ans, et nous transporte des pistes algériennes dans sa 4L à la côte californienne, «aux vagues écumantes du Big Sur de Henry Miller» aperçues en contrebas depuis l’opulence d’une «belle américaine» fendant le désert de l’Arizona, sans nous en dire plus. Et hop, nous voilà à Bamako. Elle atterrit là un dimanche de juillet 2007 directement de Naples. «Dans les ruelles en terre battue, près de mon hôtel, résonnent en rythme joyeux les djembés». Hommes et femmes en habits de fête. Elle s’extasie sur les couleurs étincelantes des boubous, et quelque trois cent pages plus loin, page 349, elle nous apprend tout sur ses amies teinturières : «C’est aux teinturières de Bamako que je dois mes plus doux moments de détente, de légèreté et même de franche rigolade lors de mes années maliennes». Sanata, la reine des teinturières, l’initiera à la teinture du basin, fine cotonnade blanche damassée, et en retour, la reine Sanata sera invitée à exposer sur les murs de la mairie de Bordeaux, en parallèle avec des œuvres du peintre Claude Viallat, leur parenté n’ayant pas échappé à l’œil de l’attachée culturelle.

Retour au début, à «Blanc» : «Il me semble – dans une reconstruction de la mémoire peut-être fallacieuse- que j’ai toujours, dès mon jeune âge, éprouvé un sentiment de révolte contre la domination des Blancs sur les peuples indigènes.» Sans qu’elle sache d’où lui est venue cette sensibilité épidermique (et même si elle se reproche sans doute à tort d’être passée à côté de la guerre d’Algérie), elle va non seulement manifester tous azimuts comme étudiante, mais s’engager très concrètement, en Algérie ou au Mali comme on l’a vu. Elle est aussi allée sur le terrain «interviewer des combattants de la guerre d’Indochine encore en vie, puis à Madagascar, à la recherche d’anciens insurgés comme d’anciens colons». Sous la lettre «Mali», page 224, on trouve un peu l’envers des royales teinturières, cette «agression de la misère» qu’elle supportait de moins en moins. Elle l’avait pourtant déjà connue, «au Mexique chez les Indiens de la forêt des Chiapas, au Vietnam, plus encore à Madagascar et en Haïti», et nous en donne au fil des pages des descriptions charnelles qui nous prennent à la gorge. On a déjà compris qu’elle porte la révolte en elle, lorsqu’on passe de «Camarade» en «Camp(s)». Oui, elle a «trouvé une famille» auprès de ses camarades du Parti, et après avoir vu «Nuit et brouillard» d’Alain Resnais, elle est allée à la découverte de Dachau à quatorze ans, en plein hiver, ayant réquisitionné la bagnole d’un vague cousin qui ne sortira même pas de la voiture.

On admire le style net et vibrant bien sûr, on admire l’imbrication de l’histoire de cette vie à celle de l’Histoire, et on s’interroge, bien sûr, sur tant de sensibilité aux autres, qui ne devrait pas être aussi exceptionnelle, mais qui l’est. Ici et là, des entrées, des mots, nous donnent quelques pistes. Le mot «Suicide», par exemple, page 339 : «Mon père, ma sœur, mon neveu. Ma mère». Elle nous donne quelques détails sur tous ses morts, toutes ces morts, mais celle sur laquelle elle revient sans cesse est le suicide de son père, «geste fondateur de ma propre histoire». On reconstitue, peu à peu : son père Maurice Rousselier, alias «le colonel Rivier», héros de la Résistance, chef de l’Armée secrète (AS) pour la région R4 (Toulouse), change de région en 1944 pour prendre le commandement des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) de la Région 5 (Limoges). Il quittera son foyer quand Danièle aura quatre ans, et se suicidera d’un coup de revolver quand elle en aura douze (10 sur la photo du livre ci-contre). Et jamais elle ne se remettra de cette absence de père, et sa vie ne cessera de tourner autour du mystère de ce suicide.

Sous l’entrée «Néant», elle écrit : «J’ai refait le néant», les derniers mots du «Colonel Rivier est mort», un récit écrit il y a trente ans dans une tentative pour apprivoiser le suicide de mon père. Des mots précédés par une lettre. « Une lettre qu’il m’écrivit avant de se tuer. La longue lettre d’adieu qu’il me laissa, preuve de son amour immense.
Une lettre inventée. Une lettre imaginaire. »

Lise Bloch-Morhange

«Bikini», Danièle Rousselier, auto-édition Librinova. contact@librinova.com

Le dimanche 7 août à 18h30, lecture « Bikini » par Danièle Rousselier, Colophon-Maison de l’Imprimeur, Grignan, 26230 Drôme

 

 

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6 réponses à Sous le signe du bikini

  1. Philippe PERSON dit :

    Merci Lise pour ce beau portrait
    Je ne sais pas si vous connaissez personnellement Danièle, mais on a envie de la connaître et de lui dire toute notre admiration pour cette vie pleine d’épreuves qui lui ont permis d’avoir une philosophie de l’existence qu’on aimerait faire nôtre…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Merci Philippe,
      votre intuition est juste: je connais un peu Danièle, mais surtout, nos deux pères
      ont fait partie des FFI qui ont participé à la Libération de Limoges en août 1944.
      Ils se sont bien connus à cette époque, mais ensuite leurs enfants n’en ont rien su, et c’est par un très long chemin que j’ai pu connaitre Danièle il y a quelques années (voir le livre de mon père « La grenouille et le scorpion »,1982, éditions France-Empire, pages 40-41).

  2. Krys dit :

    Quelle belle invitation à la lecture. Une belle histoire de vie sans aucun doute! Merci pour vos conseils toujours avisés, madame Lise.

    • TOLENTINO dit :

      Merci Lise
      Bravo j ai eu une Bonne et Intéressante lecture. Bonne journée
      Jacqueline TOLENTINO

  3. Gene Claude Straussman dit :

    Lise, thank you for this very interesting and informative article regarding Danièle Rousselier. I was especially touched to learn about the connection of her father (Colonel Rivier) and your father (Commandant Texier) who took part in the Liberation of Limoges, etc. Two heroes of the war and father’s of two wonderful and talented people such as Danièle Rousselier and Lise Bloch-Morhange (yourself).

  4. Gene Claude Straussman dit :

    Lise, thank you so much for this well written, interesting and moving article regarding the thoughts and emotions of the stories behind the stories as written by Danièle Rousselier. In addition, I was especially touched to learn about her father’s connection, Maurice Rousselier (aka Colonel Rivier) with your father, Jacques Bloch-Morhange (aka Comandant Texier) who as part of the French Forces of the Interior (FFI) risked their own lives in the eventual Liberation of Limoges in August of 1944.

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