Documenta Fifteen à Cassel (Allemagne) : Art et/ou militantisme ?

Disons-le d’emblée, la Documenta Fifteen, la 15e exposition internationale d’art contemporain, qui se tient tous les 5 ans à Cassel (Hesse) pendant 100 jours, n’attire pas les foules. Et, la presse s’est avant tout fait son écho pour relater les scandales qui ont entaché la manifestation et mené à la démission de sa directrice générale, quelques jours après son ouverture. La gigantesque fresque « People’s Justice » du collectif indonésien Taring Padi, suspendue à l’extérieur du Fridericianum, musée emblématique (ci-contre) où a eu lieu la première documenta, comportait en effet des éléments antisémites. On y voyait notamment un soldat à tête de cochon avec une étoile de David et un casque du Mossad ainsi qu’un homme aux longues dents pointues avec un chapeau portant le signe des SS. Incident d’autant plus regrettable que la documenta a été créée en 1955 par Arnold Bode (1900-1977), artiste et professeur d’art de Kassel, afin de réhabiliter et promouvoir les artistes dont les œuvres, qualifiées d’«art dégénéré», avaient été interdites par les nazis.

Fidèle à l’esprit de son créateur, la documenta fait tous les cinq ans la promotion de la scène artistique contemporaine en gardant ses distances avec les grands noms de ce marché juteux. Car ici, on ne spécule pas, on ne vend rien, on hume les tendances. Et on milite. Au fil des documenta, on milite d’ailleurs de plus en plus.

La 15e documenta a vraiment un côté Forum social mondial, ce forum qui réunit des ONG du monde entier et qui traite des principaux sujets de préoccupation de la société civile en rapport avec la mondialisation et le réchauffement climatique. Il faut dire que la direction artistique de cette 15e documenta a été confiée à un collectif de dix artistes de Jakarta, les Ruangrupa, qui, à son tour, a invité une cinquantaine de collectifs et organisations du monde entier soit en tout plus de 1000 artistes et militants. Ensemble, ils ont travaillé sur de nouveaux modèles de communautés économiques et artistiques de partage et d’usage des ressources dans une optique de durabilité.

Que l’art serve à éveiller les consciences, c’est tout à son honneur. Mais on déplore que la Documenta Fifteen ne présente pas plus d’œuvres «achevées» aux visiteurs. Où se trouve l’art dans les grandes feuilles de paperboard punaisées sur les murs, remplies de mots et flèches en tous sens, servant à expliciter ces nouveaux modèles de travail et de partage ? De même la constitution d’une plateforme d’archives pour documenter l’oppression des populations de couleur (Black Archives) ou La lutte des femmes en Algérie ou encore les traditions artisanales et artistiques asiatiques, a-t-elle sa place dans une exposition d’art contemporain ? Que ces associations militantes travaillent pendant la documenta sur de nouveaux schémas collaboratifs, certes. Mais pour le visiteur lambda il est impossible de trouver le temps de tout lire et de visionner les vidéos omniprésentes pour comprendre ces projets. Impossible donc de participer à ce beau partage censé donner une vue différente du monde et produire de l’art. D’autant plus quand on sait que la Documenta Fifteen se tient sur 32 sites répartis dans tout Kassel.

La faute à Marcel Duchamp ? Lui qui se posait il y a un siècle des questions profondes qui allaient changer l’histoire de l’art : Est-ce qu’on peut créer des œuvres qui ne sont pas «d’art» ? Où s’arrête l’art ? Qu’est-ce qui définit une œuvre ? L’objet en lui-même ? Celui qui la créée ?   Toujours est-il qu’avec ses Readymade Marcel Duchamp avait réussi à créer des œuvres qui nous interrogent sur la notion d’art et qui se distinguent par leur indifférence à toutes les catégories esthétiques artistiques. Et, elles étaient légères et ne manquaient pas d’ironie. Rien d’aussi créatif ni avant-gardiste à la Documenta Fifteen. Bien que dans ce magma de collectifs bavards, quelques artistes individuels émergent de leur collectif et se distinguent par des créations « achevées » et concrètes, à la fois militantes et artistiques.

L’artiste et activiste cubaine Tania Bruguera a créé INSTAR, Instituto de Artivismo Hannah Arendt, en 2015, après une performance de 100 heures constituée d’une lecture collective de l’ouvrage de Arendt, Les origines du totalitarisme (1951). Tania Bruguera a récemment été contrainte à l’exil après 10 mois en résidence surveillée. Son projet List of Censored Artists pointe les difficultés des artistes cubains contestataires. Le gouvernement cubain qui s’acharne à les opprimer les présente comme des monstres afin qu’on se détourne d’eux et qu’ils choisissent l’exil. Une liste de noms d’artistes qui sont ou ont été en prison à Cuba est inscrite sur les murs d’une salle de la Documenta Halle. Leurs visages sont figurés par des masques, déformés par des plis pour les rendre monstrueux, et exhibés comme des têtes coupées au bout de piquets de bois.

Le groupe kenyan Wajukuu a, quant à lui, transformé l’espace qui lui est dédié en un bidonville de tôle ondulée sombre et bruyant. Dans ce dernier, la très grande installation de l’artiste Shabu Mwangi, Wrapped Reality/Self, retient l’attention. Un immense panier en jonc, suspendu au plafond au-dessus de fils de fer, emprisonne une sculpture de corps noirs.

Dans le Fridericianum, le travail de l’aborigène australien Richard Bell explore sous un angle artistique classique (des tableaux) les problèmes politiques complexes du pays. Il fait partie d’une génération d’artistes activistes qui se battent pour l’émancipation et l’auto-détermination des aborigènes. Richard Bell invite aussi le public au partage et à la discussion sous une grande tente, baptisée «Ambassade aborigène», située sur la place en face du Fridericianum. Il y a 50 ans, cette tente-ambassade était dressée pour la première fois devant le parlement de Canberra pour revendiquer les droits des aborigènes. Elle symbolise 50 ans de résistance des peuples indigènes. Des vidéos sur ce thème y sont projetées de même qu’une vidéo sur la destruction de la maison d’enfance de Bell pour s’emparer de la terre.

La Documenta Fifteen qui dure 100 jours se termine le 25 septembre. Si vous avez l’esprit militant et que vous souhaitez découvrir une exposition internationale d’art contemporain d’un style différent, rendez-vous à Cassel pour vous livrer à ce grand marathon arty.

 

Lottie Brickert

Documenta Fifteen, Cassel, Hesse, 34001-34134 – du 18 juin au 25 septembre 2022
Ouverte tous les jours de 10:00 à 22:00
Billets : 27 euros par jour, 45 euros pour 2 jours et billets nocturnes. Possibilités de visites guidées payantes.
Informations en allemand et anglais

Photos: ©Lottie Brickert (ci-dessus: « Wrapped RealitySelf de Shabu Mwangi »)
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16 réponses à Documenta Fifteen à Cassel (Allemagne) : Art et/ou militantisme ?

  1. Vivement que tout ce fatras malhonnête se casse définitivement la gueule !
    André Lombard

    • Philippe PERSON dit :

      Cher André,
      vous avez tort de prendre les choses comme ça à chaque fois… Grâce à Lotte, nous avons désormais un corpus d’articles formidables sur l’art contemporain qui n’a même pas besoin d’être commenté…
      Ce qui est idéologiquement intéressant, c’est que c’est l’Allemagne capitaliste qui est à la baguette, que ce pays qui a subi un traumatisme majeur, presque une lobotomie artistique depuis 1945, a inventé un art sans auteur (voir le film du même nom), sans contenu, complètement « imbécile » et surtout pas propice à une révolte quelconque. Niais, ludique, dans l’ère du temps…
      Mais tout ça c’était économiquement viable au temps du mark… Avec l’euro qui se casse la figure (regardez son cours), et la bêtise allemande qui a poussé au pire partout (on se souvient de la dette grecque) et maintenant à exciter l’ours russe, le roi sera bientôt nu…
      Si on avait eu de nouveaux Fassbinder, notamment au niveau artistique, on aurait eu aussi des politiques qui auraient négocié avec le grand voisin, comme au temps de la RFA… et pas des artistes neuneus et indexés sur le cours de la bourse…
      Moi, j’aime bien ce que me montre Lotte, ça nourrit mes certitudes anti-européennes : 60 ans de CEE, combien de Picasso et de Giacometti ??? De Bacon et de Duchamp ?
      On vit hélas ou tant mieux encore sur Paris-New York 1920-1930

  2. Albert dit :

    Félicitations pour cette analyse critique qui vise juste !

  3. Avec des mots on peut cautionner n’importe quoi.
    André Lombard

  4. Je dois signaler que le commentaire d’Albert a été interverti avec le votre, ce qui en change totalement le sens, du tout au tout, si je ne m’abuse. Pour s’en assurer, voir l’heure de chacun des posts.
    André Lombard

    • Philippe PERSON dit :

      Non, c’est dans le bon ordre ! (je plaisante évidemment)
      Merci Albert et tant pis pour notre ami André s’il n’est pas réceptif au second degré ! Il serait plus efficace et n’apparaîtrait pas comme le béotien alors qu’il a sur le fond raison…
      Enfin, il serait peut-être temps que les deux parties trouvent un accord… Ce que nous propose Lotte avec enthousiasme et ce que dénigre Albert avec le même enthousiasme pourrait faire l’objet d’un compromis historique !

  5. Oh, la chair du poisson mélangé avec les grosses et petites arrêtes ! Pas moyen d’avaler !
    André Lombard

  6. Bourreau d’enfant !
    Et puis chuis pas performeur moi !!!
    André Lombard

  7. rousseau dit :

    Suite à tous les commentaires . il y a plus de 20 ans Michel Schneider a écrit un ouvrage
    qui dévoilait les coulisses de l’art contemporain  » la comédie de la culture ».
    La documenta drôle de machin !

  8. M-Christine dit :

    Bravo Lottie
    S’il y a peu d’oeuvre ici au moins une auteure .
    Un acte manqué réussi l’oubli de la mention du catalogue ?…

  9. alain BOUTRY dit :

    Est ce qu' »oppresser »est bien le terme le mieux adapté?Ne vaudrait il pas mieux « opprimer »?cet art dit contemporain n’est qu’une idéologie de plus!

  10. Gab Hau dit :

    Merci Lottie pour ce beau voyage a la Documenta de Kassel, ca a l’air tellement plus intéressant que Art Fair de Bale ! Je ne puis qu’admirer les artistes qui risquent leur vie partout dans le monde pour dénoncer l’oppression. Et a force, ils arrivent a des résultats comme en Australie ou les aborigenes sont enfin apprécies (un peu plus) .
    Tellement d’artistes chinois ne peuvent plus retourner dans leur pays non plus.
    Les français n’apprécient pas assez leur liberté ou le droit de vote.
    N’oublions pas que la justice francaise vient de condanner le gouvernement pour avoir voulu obliger Mediapart a reveler ses sources pour avoir écrit sur les liaisons dangereuses de Benella avec des oligarques russes , ca c’est important !
    En attendant julian Assange est toujours en prison !

  11.  » Nous partîmes tout seul ; mais par un prompt renfort …. »
    Ouf !!!

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