Façonnier en bons mots

Dans les décennies 1960-70, l’intelligentsia de la pellicule considérait quiconque prenait plaisir aux dialogues de Michel Audiard comme un bas du front incurable, hermétique au vrai cinéma, celui visant l’Art et non la distraction du public. La cohorte des intellectuels engagés (osons le pléonasme) assimilait son travail à une entreprise d’abêtissement des masses. Le critique Jean-Louis Bory remarquait, finement, dans le Nouvel Obs : «J’ai déjà marché dans du Audiard, mais c’était du pied gauche et ça m’a porté chance». Avec le sens des nuances propre aux comités d’épuration, François Truffaut avait renchéri, dans les Cahiers du Cinéma : «Les dialogues de Michel Audiard dépassent en vulgarité ce que l’on peut écrire de plus bas dans le genre.»  Ce d’autant que le sus-dit se vautrait dans la fange de la production commerciale (arrière la bête hideuse !), faisant de son travail une activité alimentaire. Sa raison sociale : façonnier en bons mots du cinéma franchouillard. La Revue des Deux Mondes vient de lui consacrer un numéro spécial (juillet-août 2022).

Il est certain qu’avec le temps, un train de vie dispendieux et quelques errances fiscales l’avaient obligé à participer à des projets de qualité inégale. Peu de commun entre «Un beau matin d’été» et «Garde à vue», entre «Sale temps pour les mouches» et «Un singe en hiver », entre «Trois jours à vivre» et «Un taxi pour Tobrouk».

Certains salisseurs de mémoire sont allés farfouiller dans la jeunesse de l’intéressé, né en 1920. Ce qui tombe pile poil sur l’Occupation. Ils y ont débusqué l’ambiguïté ambiante: une adhésion (à l’insu de son plein gré, objectera t il !) au groupe Collaboration, mais un certificat de participation au réseau Navarre, des débuts journalistiques en 1943, au sein de deux revues pro-allemandes (occasion de quelques phrases antisémites plutôt nauséabondes), mais il retrouve sa carte de presse en 1947. Sa vision de la Libération sera dominée par le spectacle d’une fille au préalable tondue puis massacrée pour avoir pieuté avec un boche. Réalisé en 1971, son film «Vive la France», documentaire historique avec, en voix off, ses commentaires sarcastiques, montre bien des réticences vis-à-vis des fresques patriotiques en général et de la geste gaullienne en particulier. Il se verra rapidement infamé de l’étiquette «anar’ de droite». Il en fera gloire. Une remarque : tandis que l’anar’ de gauche professe un amour immodéré pour l’humanité, à l’exception de son entourage immédiat, l’anar’ de droite, lui, affiche une désespérance globale de l’espèce humaine, mis à part une trentaine de copains. Ce qui était assez son genre.

Il débute dans la profession en 1949, par les répliques d’un film d’André Hunebelle, «Mission à Tanger», et c’est parti pour une centaine de titres, ce qu’il faut bien appeler une œuvre. Du génial, du quelconque, et du navet , notamment ces deux abîmes de consternation que sont «Le Marginal» et «Les Morfalous», tous les deux avec Bebel, au mieux de ses biceps. Trempant sa plume dans la dernière apparition sur écran de Louis Jouvet, «Une histoire d’amour» (1951), il confirmera : «Mon premier dialogue correct, je le dois à ma rencontre avec Louis Jouvet… simplement parce que j’avais trouvé un Stradivarius.» Dès lors, Il adoptera cette remarque de son prédécesseur Henri Janson : «Je crois qu’il faut toujours travailler en fonction de ses interprètes. Quand on imagine un personnage, pourquoi pas lui prêter tout de suite les traits d’un acteur bien défini.» Conseil qu’il réinterprétera en : «Un dialoguiste qui n’exige pas de connaître les interprètes des cinq premiers rôles du film est un monsieur qui ne connait pas son métier».

Ce seront Gabin, Blier, Ventura , Serrault, Blanche, Marielle, Carmet, Belmondo… et quelques actrices, dont, en tête de gondole, Mireille Darc, mais également Françoise Rosay, Annie Girardot… Il se montrait, de toute façon, un orfèvre des dialogues de mecs de la France d’avant…. D’avant quoi ? D’avant le téléphone portable, car on ne verrait pas ce biniou s’insinuer entre ses personnages.  Au fil des rediffusions télévisuelles, sa création, désignée, quel qu’en soit le réalisateur ou le metteur en scène, «film d’Audiard», entretient la nostalgie années 60. Elle a fini par donner lieu à une véritable culture secondaire, par créer un cercle d’initiés, par favoriser la naissance d’une profusion de sites web.

Dans le numéro spécial de la Revue des Deux Mondes, Sébastien Lapaque y décortique la langue d’Audiard, «l’esprit français tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change». Rencontres du grand style et de la rue parisienne, friandises issues de l’argot propre à Alphonse Boudard et Auguste Lebreton, mêlées de grandiloquences propres à l’Aigle de Meaux, brèves de comptoir et sociologie de bistrot. Le tout émaillé de métaphores, de prétéritions, de métonymies, d’hyperboles, d’hypotyposes et de zeugmas peaufinés par cet autodidacte de la sémantique. Avec un talent du contre-emploi. Et parfois transparaît une fine connaissance des êtres, en apophtegmes dignes de la Rochefoucauld : «Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît». Tirée des «Tontons flingueurs», la sentence est devenue un automatisme verbal. D’aucuns prétendent que l’actuel titulaire de la Magistrature suprême est incollable, dès qu’il s’agit de ce film, devenu le plus connu d’Audiard. Et pourtant…

Au départ, le dossier frôlait l’indigence. Un scénario minuscule, dénaturant un roman d’Albert Simonin. L’intrigue est sommaire : un vieux truand, sur le point de trépasser, confie sa fille et ses magouilles lucratives à un ancien complice reconverti dans l’honnête. Contestant la succession, les associés du défunt vont s’efforcer de liquider l’exécuteur testamentaire. En résulte une suite de sketches, sur une trame cousue de fil blanc, tissée d’invraisemblances , mais servie par des numéros d’acteurs interprétant leur partition au rasoir. Consciente du caractère hasardeux du projet, la Gaumont mutualisera les risques par un consortium franco-italo-teuton bricolé pour la circonstance.

Sollicité pour le rôle principal, Gabin fait un caprice. La main passe à Lino Ventura. Celui-ci chipote. Ayant bâti sa jeune carrière sur le sérieux, il ne se juge pas crédible dans la fantaisie. Mais il rejoint l’équipe. Il y retrouve deux hommes de poids, Francis Blanche et Bernard Blier, ne répugnant pas, eux, aux gugusseries. Ils en feront des tonnes, transformant la scène de la cuisine en banquet platonicien. À la sortie, succès d’estime, à l’exception d’Henri Chapier, au commentaire assassin dans Combat : «Cinéma de chansonnier, sauvé de l’enfer par deux gags»… Audiard avait trop mauvais esprit pour lui! Péguy, pourtant, l’avait remarqué : «Mieux vaut mauvaises pensées que pensées toutes faites.»

 

Jean-Paul Demarez

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Cinéma. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

5 réponses à Façonnier en bons mots

  1. Merci de ce petit tour en coulisse – fort instructif – de l’Histoire du cinéma.

  2. DERENNE dit :

    Cette Soirée de Paris est un vrai bonheur ! Les phraseurs d’aujourd’hui reconnaitrons leur ADN. Ceux qui ont rit dès le début des « Tontons » seront confortés dans leur intuition et tout ira bien dans le meilleur des mondes.

  3. Philippe PERSON dit :

    J’ai lu certains textes du jeune et peu résistant Michel Audiard… On est bien indulgent pour ce jeune crétin fan de vélo comme Blondin, lui aussi peu résistant…
    J’aime bien les Tontons Flingueurs, je les citais d’ailleurs hier dans un commentaire, mais je n’aime pas le culte indulgent pour ce Monsieur antisémite qui ne disait jamais « juif » mais employait, comme le général de Gaulle, un mot dégueulasse commençant par « y » pour le remplacer… Avec un petit coup dans le nez, on m’a dit qu’il était toujours un peu beaucoup célinien dans ses obsessions raciales…

  4. Ah, la nostalgie du bon vieux temps du virilisme, des Gabin, Delon et autre Ventura…
    Réhabilitation de la vulgarité d’un collaborateur antisémite ? Un intellectuel sorti de la cohorte s’interroge, M. Jean-Paul Demarez. Rassurez-moi…

  5. Lise Bloch-Morhange dit :

    Grand bien fasse à la Revue des deux mondes, mais je ne vois pas dans votre article l’aveu de l’extrème collaborationiste et antisémite que fut Audiard. Il fallait suivre l’actualité remontant à 2017, où la publication de sa correspondance a stupéfié (voir l’Express ou Le Monde). Il y a peu, la révélation concernait Le Corbusier, autre antisémite et prohitlérien notoire, et aujourd’hui c’est le tour de Dali, El Pais ayant reproduit le 1er septembre dernier la fameuse lettre du peintre à André Breton au contenu abject. Ce n’est pas parce qu’on a pu rire à une époque de certains bons mots franchouillards qu’il faut s’en réjouir aujourd’hui.

Les commentaires sont fermés.