Une Seine très musicale

Ouverture de la saison à la Seine musicale, le vaisseau de lumière arrimé au bout de l’île Seguin à Boulogne-Billancourt, ancien fief de Renault. Laurence Equilbey, la grande dame en résidence depuis l’inauguration en 2017, était à la baguette avec son orchestre sur instruments anciens Insula orchestra, fondé en 2012. La patronne, comme dirait Proust, avait concocté un de ces programmes reflétant ses goûts obstinés : Beethoven (1770-1827) et Louise Farrenc (1804-1875). Son compagnonnage avec Beethoven est bien connu, tout comme son enthousiasme pour Louise Farenc, compositrice oubliée du XIXème siècle. Sans compter son désir de nous faire entendre de jeunes artistes, en l’occurrence Lucas Debargue, pianiste français de trente-deux ans déjà très célébré.

Étant elle-même une cheffe pionnière demandée partout depuis longtemps, on ne s’étonne pas de sa volonté «d’équilibrer les hommes et les femmes» dans sa programmation, comme elle nous l’a rappelé. Laurence a de la suite dans les idées, puisqu’elle avait programmé dès sa première saison la troisième Symphonie de cette Louise Farrenc, qui après Mozart et Haydn et du vivant de Beethoven, avait l’audace de s’attaquer au genre symphonique. Le programme de ce vendredi 30 septembre était un peu curieux, puisque nous avions droit à une Ouverture n°1 de Louise Farrenc de sept minutes, suivie du Concerto pour piano n°2 de Beethoven. On ne peut pas dire qu’on pouvait se faire une idée de la bien-aimée Louise de Laurence en si peu de temps, et nous avons dû attendre l’après-entracte pour entrer dans le vif du sujet.

Puis Lucas, toujours aussi long et maigre, le visage mangé par de larges lunettes à monture noire, costume gris foncé et chemise blanche ouverte, s’est avancé lentement et gravement en courbant sa haute silhouette comme s’il avait cent ans. Certains aiment à dire que c’est un nouveau Glenn Gould, parce qu’il ne fait rien comme tout le monde, s’est mis au clavier tard, a laissé tomber, puis a fait sensation au concours international Tchaïkovski à Moscou en juillet 2015 : à vingt-quatre ans, quatrième prix de piano (mieux que les premiers prix trop consensuels, paraît-il), prix spécial de la critique musicale de Moscou, standing ovation de quinze minutes après son Gaspar de la nuit ravélien. Depuis, le jeune Lucas a enregistré une demi-douzaine de disques chez Sony Classical, joué un peu partout dans le monde, composé une vingtaine d’œuvres dont un opéra en cours, et va faire ses débuts en soliste au Carnegie Hall de New York le 5 novembre. Comme on voudrait savoir ce qui se passe dans la tête d’un tel pianiste quand il s’assied sur son tabouret ! On le sait à travers ses multiples interviews, le jeune interprète vise très haut, se sent aussi philosophe qu’instrumentiste. Il dit que tout doit venir de l’intérieur et surtout pas pour plaire au public.

Il possède paraît-il une grande culture musicale, en tout cas ce soir-là il jouait sans partition, visiblement très à l’écoute de l’orchestre et de sa cheffe, qui dirigeait à la baguette et comme toujours de façon assez sèche et rythmée. Quand elle est à la tête de son Insula orchestra, on a un peu le sentiment que tout a déjà été mis au point lors des répétitions, que tout est tiré au cordeau. La cheffe et le soliste s’étaient mis d’accord pour nous offrir un Beethoven mozartien avec ce premier concerto n°19 que le Maître devait remanier plusieurs fois, sur quinze ans, comme s’il cherchait encore son style. La structure même est mozartienne, et dès le premier mouvement, l’Allegro con brio, le pianiste n’était que fluidité et légèreté. Même sentiment dans l’Adagio, avec quelque chose de tendre et plus passionné, tandis que le rondo final, le seul mouvement qui soit vraiment connu, nous entraînait dans un jeu allègre et constant entre le piano et l’orchestre. Nous avons eu droit en bis à une courte pièce du pianiste-compositeur-philosophe.

Deuxième partie consacrée à la Symphonie n°2 de Louise Farrenc. On sait que la patronne de la Seine musicale classique a beaucoup fait pour faire redécouvrir cette femme professeure de piano au Conservatoire de Paris, qui eut même l’honneur d’être jouée de son temps. Elle eut la chance d’être encouragée par son milieu familial, et son flûtiste de mari, épousé en septembre 1821, devint son imprésario. À quinze ans, elle demandait à prendre des cours de composition avec le célèbre compositeur du Conservatoire Antoine Reicha, leçons privées naturellement, car elle ne pouvait pas se mêler aux élèves messieurs du Conservatoire. Son corpus est considérable, œuvres pour piano, vocales, de chambre, sans oublier ses deux ouvertures et ses trois symphonies, dont Laurence a enregistré les 1 et 3 chez Erato en 2021. Grâce à cette dernière, par exemple, Farrenc est entrée au répertoire du Philarmonique de Radio-France.

L’exécution de la Symphonie n°2 réclame un orchestre important, et vendredi dernier, Insula Orchestra alignait une trentaine de cordes, quelques cuivres, deux grosses caisses et quelques bois qui allaient nous enchanter. Flûtes traversières, hautbois, basson, nous ont paru dès l’Andante-Allegro d’une grande subtilité, dans un dialogue constant avec les cordes. Jusqu’au Finale où l’orchestre entier est monté en puissance dans un feu d’artifice allumé par l’enthousiasme de la maestra.

Lise Bloch-Morhange

Photo: ©Julien Benhamou

– Auditorium de La Seine musicale
– Les artistes invités. Splendeurs de la polyphonie romaine, chœur accentus et Cappella Mediterranea sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon, jeudi 6 octobre 2022
– Les artistes invités. Messe de minuit de Charpentier, ensemble Correspondances, direction Sébastien Daucé, jeudi 01 décembre 2022
– Insula Orchestra. Beethoven, le 9ième. Laurence Equilbey direction. Jeudi 15 décembre 2022
Insula Orchestra. Mozart, la concertante. Laurence Equilbey direction, 19 et 20 décembre 2022

 

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2 réponses à Une Seine très musicale

  1. Germain dit :

    Heureusement que les femmes font leur propre promotion et nous font decouvrir des œuvres inconnues féminines et avec une femme lise pour nous les raconter.
    Merci

  2. Krys dit :

    Viva Laurence pour sa direction musicale et Vive Lise pour ses invitations musicales.

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