Mystérieuse transmission

Quel mystère que Christoph et Julian Prégardien père et fils, ténors lyriques allemands de même pointure, comme on a pu le vérifier, une fois de plus, le 9 février dernier au Théâtre des Champs-Élysées (TCE) ! À se demander pourquoi il est si rare -plus que rare- qu’une diva ou un divo transmette ses gènes à sa progéniture. Pas de Caruso ou de Placido Domingo juniors marchant sur les traces de papa, pas plus que de petite Montserrat Caballé à l’assaut de la gloire maternelle. Prégardien père est pourtant convaincu d’avoir transmis ses gènes à son fils, depuis que le petit de 5 ans, écoutant «Don Giovanni», a déclaré qu’il serait baryton.

Le fiston n’est pas devenu baryton comme Don Juan mais ténor lyrique comme son papa. Ce dernier était alors en chemin pour succéder à l’inamovible Dietrich Fischer-Dieskau, illustre baryton ayant trusté et enregistré tout le répertoire du lied pendant plus de trente ans. On le sait, il faut (en principe) être allemand pour chanter ces lieder romantiques, ou poèmes chantés, parce qu’il faut pouvoir faire un sort au moindre mot, à la moindre syllabe. Prégardien père fit d’abord carrière en enregistrant la grande musique baroque, Bach encore et toujours qui demande de mobiliser toute l’étendue de la voix, puis il est passé au lied, totalisant au fil du temps plus de 150 albums.

Mais comment Julian a-t-il pu trouver sa place auprès d’un père aussi successful ? D’abord en s’éloignant de lui pour se former, ce qui semble plus que sage. Ayant bien entendu chanté enfant dans des chœurs de cathédrale (comme papa), il s’en est allé forger sa technique vocale de 2003 à 2009 à Fribourg, puis comme membre de l’excellente Académie du festival lyrique d’Aix-en-Provence. Il se retrouve ensuite au sein de la troupe de l’Opéra de Francfort, et parions qu’il découvre là, ou confirme, ses talents d’interprète, on peut même dire de bête de scène. Si le timbre, la diction, la voix parlée et chantée du père et du fils sont alors quasi similaires, l’engagement dramatique du fils est exceptionnel. Il explique ses débuts météoriques, notamment son interprétation du (terrifiant) «Voyage d’hiver» de Schubert à l’Opéra-Comique en 2017, non pas «classique» comme son père, mais déchaînée, vécue dans chaque fibre de son corps.

Le père l’admet volontiers : sa montée vers la renommée a été beaucoup plus progressive que celle de son fils, dont il admire la façon de se jeter d’aventure en aventure. Il faut dire aussi que le temps de la nostalgie est venu pour le père, même s’il aime toujours autant se produire sur scène, à 67 ans, seul ou avec son fiston de 39 ans. Ces dernières années, il n’a pas échappé au passage du temps sur son «instrument», comme les chanteurs appellent leur voix. Même si les divos ont plus de chance que les divas, dont l’instrument est plus fragile, eux aussi constatent, sauf exception, que leur voix s’assombrit (voir Placido Domingo devenu baryton depuis plusieurs années).

Sur ce plan comme sur d’autres, le récital du 9 février au TCE fut un moment particulièrement émouvant, un passage de relais à plusieurs titres. D’abord parce qu’il venait en miroir du même programme vocal exécuté à la Cité de la musique le 26 janvier 2021 sous la direction de Lars Vogt, pianiste et chef bien-aimé de l’Orchestre de Chambre de Paris, disparu brutalement (cancer) le 5 septembre dernier à 52 ans, au désespoir du monde musical. Pour le remplacer au TCE, deux jeunes qui montent, le maestro anglais Harry Ogg, très démonstratif sur le podium, et la belle pianiste germano-grecque Danae Dörken. Cette soirée placée sous le signe «Père et fils» débutait par la courte ouverture mouvementée des «Créatures de Prométhée» de Beethoven, puis Julian ouvrait le bal avec un dramatique «Prometheus» de Schubert-Reger sur un poème de Goethe. Sa voix chaude, son intensité, son regard bleu habité, s’imposaient d’emblée. Son père lui succédant avec «Greisengesang» de Schubert, ou chant d’un vieil homme, tel un double défi au temps qui passe. Père et fils se sont alors penchés l’un vers l’autre, tandis que la pianiste jouait cet autre lied de Schubert où le père tient l’enfant dans ses bras comme le plus beau cadeau du monde. Ah leur façon de se tenir à l’écoute l’un de l’autre, tandis que montait la tension dans cette belle salle Art-déco, parmi ce public plutôt huppé et plutôt connaisseur.

Venait alors ce tube qu’est «Le Roi des Aulnes» de Schubert, poème de Goethe, racontant comment le fils, malgré les avertissements du père, succombe au mirage du le roi des Aulnes jusqu’à en mourir. Et la salle s’embrasait tandis qu’à la fin, le fils et le père s’étreignaient au milieu de la scène.  Puis de lied en lied, toujours de Schubert et toujours célébrant les liens entre père et fils, ce ne fut jusqu’au final que ferveur du public et étreintes sur scène.

Lise Bloch-Morhange

– Théâtre de l’Athénée, récital Christoph Prégardien, piano Julius Drake, le 27 février 2023
Orchestre de chambre de Paris, saison 2022-2023

Photo: ©Hans Morren

 

 

 

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3 réponses à Mystérieuse transmission

  1. gege dit :

    Les « familles » musiciennes ne sont pas rares et les Mozart, Bach, etc… parmi les plus illustres en sont des preuves qui se perpétuent. Cela dit pour ce qui est du « vocal » la continuité est, bien sûr, moins fréquente . Dans le cas présent, il semble que d’une génération à l’autre les gènes soient identiques? Est-ce un clonage?

  2. DANIEL MARCHESSEAU dit :

    Comme toujours, très bon article. Bravo et merci

  3. KRYS dit :

    Je dirai même plus !
    Comme toujours, excellent article. Bravo et merci

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