Les jeudis ne sont pas éternels

Suzy vivait dans une chaudière abandonnée sur un terrain vague. Elle l’avait réaménagée à sa façon, peignant des paysages là où elle aurait voulu des fenêtres. Cependant elle connaissait un soudeur qui pourrait lui arranger ça en découpant une à deux ouvertures dans le métal. Un jour pas fait comme un autre, un jeudi comme aujourd’hui, sortant à quatre pattes par l’ancienne porte du four, elle tomba nez à nez sur un bouquet de fleurs. Il n’y avait pas de carte de visite accompagnant l’ensemble, mais ce qui faisait office de vase était un bocal pharmaceutique. Elle comprit alors que le dépositaire était Doc, celui qui dirigeait le Laboratoire biologique de l’ouest. Une histoire d’amour allait enfin commencer. Surtout maintenant qu’elle ne travaillait plus au bordel, qu’elle avait trouvé un job dans un bar et qu’elle prenait de surcroît des cours afin de devenir dactylo. Cela faisait pas mal de bonnes nouvelles en perspective après une cascade de mauvaises, et c’est pourquoi John Steinbeck avait intitulé son roman « Tendre jeudi ».

Un livre paru en 1954 (1956 pour la traduction française) et qui faisait comme une suite à « Rue de la Sardine » sorti dix ans plus tôt. On ne peut pas dire à propos de ces deux ouvrages ayant singulièrement éclairé la bibliographie de l’auteur qu’ils étaient tirés d’une histoire vraie. Mais étant donné la capacité hors normes de Steinbeck à observer les mœurs et caractères de ses contemporains jusqu’au moindre barman, flic ordinaire ou humble pompiste, cela revenait au même.

Tel un entomologiste au grand cœur, l’écrivain, à travers ces deux romans, s’était appliqué à décrire toute une communauté d’humains vivant dans une vallée de Californie à proximité d’usines exploitant la pêche à la sardine. Outre un laboratoire et un bordel, on comptait aussi une épicerie et un palais en forme d’entrepôt, sachant que chaque élément du décor était la partie indispensable d’un ensemble cohérent. Dans son laboratoire, Doc tuait et conservait des animaux de la mer qu’il revendait ensuite à des universités à travers tout le pays. Il prélevait aussi du venin sur des crotales qu’il élevait en cages. Doc écoutait de la musique d’église en privilégiant les fugues de Bach, buvait du whisky rebaptisé « old tennis shoes », prêtait de l’argent et soignait les plaies bien qu’il ne fût pas médecin. Tout le monde le sollicitait, lui empruntait de l’argent et le chérissait pour ses bienfaits. Chacun le prenait pour un savant et aussi un séducteur qu’il était, recevant ses conquêtes au champagne et sachant couper court peu après l’aube. L’un de ses grands amis était Mack, un vaurien humaniste à la tête d’une bande de non moins mauvais garçons.

Tout le monde aimait donc cet homme, y compris Fauna, la tenancière de l’Ours ainsi qu’était dénommé le bordel de la petite vallée. C’est elle qui avait compris que Suzy n’était pas faite pour ce métier et qu’il s’agissait de la marier à Doc, vu qu’un homme ne sait pas choisir une femme. Mais pour cela il fallait employer la ruse et c’est ainsi qu’elle avait organisé un dîner dans un bar-restaurant dirigé par Sonny Boy. Un homme sachant « sans doute plus de secrets que quiconque car ses Martini sont un mélange de sérum de vérité et de détecteur de mensonges ». « Chez lui, poursuivait Steinbeck avec cette lucidité innée faisant toute la saveur de ses romans, la vérité ne se contente pas d’être dans le vin, elle en sort ».

Dans ces deux romans, l’écrivain est plus qu’à son sommet, il avance sur un chemin de crête. Il n’a pas son pareil pour discerner ce qui sommeille en chacun de bon et de mauvais. Les situations qu’il détaille sont souvent d’ordre domestique et le lecteur peut y puiser, une fois son moral remonté par la contaminante écriture, quelques vérités universelles permettant d’affronter toute une semaine. Impossible de ne pas sourire à presque tous les carrefours comme ce jour où Doc se vit offrir un télescope suffisant pour approcher la lune à portée de main sauf que les donateurs avaient cru lui offrir un microscope pour ses travaux de laboratoire. Comment dans ces conditions ne pas aimer ses voisins même s’ils étaient toujours à l’affût d’un mauvais coup, se manipulant les uns les autres en se croyant toujours plus malins que leur interlocuteur.

C’était donc un « tendre jeudi », ouvrage qu’il est hautement conseillé de lire un mercredi pour rêver aux joies du lendemain et de le relire le vendredi de façon à mesurer tout ce que l’on a perdu. Les jeudis ne sont pas éternels, mais comme les autres, ils ont cet immense avantage de revenir chaque semaine. Et quand le signal de satiété a fait son œuvre salutaire, une fois la dernière page tournée, il faut bien faire attention à faire durer le plus possible les effets bienfaisants de la digestion.

PHB

 

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3 réponses à Les jeudis ne sont pas éternels

  1. Pierre DERENNE dit :

    Il est clair que PHB prone ici, la semaine des quatre jeudis

  2. jmc dit :

    Dans la même veine chez Steinbeck il y a Tortilla Flat, une histoire désopilante d’amitié entre de pauvres types à Monterey, dans les années 30.

  3. anne chantal dit :

    Magnifique , merci pour cette humeur vagabonde, ce sérum de vérité, en cette belle journée de jeudi 16 ( mais circuler à bicyclette était fortement recommandé ! )

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