Ken Domon, un pionnier de la photographie réaliste

Si Ken Domon (1909-1990) est l’un des photographes les plus connus de l’ère Shôva (1926-1989) au Japon, il est totalement méconnu en Europe. Jusqu’à ce jour, son œuvre n’a fait l’objet que de deux expositions en dehors de l’archipel : en Allemagne en 1990 et en Italie en 2016. C’est dire si la rétrospective qui lui est consacrée à la Maison de la culture du Japon à Paris, avec la présentation d’une centaine de photographies -une majorité en noir et blanc et quelques-unes en couleurs-, est un événement ! Comme le titre l’indique, Ken Domon est le maître du réalisme japonais. Ses photographies des années 30 aux années 70, période de son activité, témoignent majoritairement du quotidien des gens ordinaires durant des temps particulièrement troublés : le chaos de l’après-guerre, la reconstruction, les ravages de la bombe atomique, la pauvreté des régions minières sinistrées… Et ce sans verser dans le moindre misérabilisme. Des premiers clichés d’avant-guerre illustrant l’entraînement des cadets de la marine à Yokosuka à la série sur les temples, l’exposition englobe la totalité de la carrière de Ken Domon, révélant ainsi les multiples facettes d’une œuvre de toute beauté. Incontournable !

“Une photographie réaliste, c’est une photographie qui aime la vérité, qui exprime la vérité, qui fait appel à la vérité” est-il écrit en exergue de l’exposition. Montrer la réalité telle qu’elle est, sans mise en scène ou artifice, afin d’atteindre la vérité, tel fut sans aucun doute le mantra de Ken Domon. Cette quête de réalisme parcourt toute son œuvre. Des enfants pêchant des truites à Izu, saisis en plein plongeon ou brandissant joyeusement leur trophée, des scènes de rue tel ce montreur de singe dans un quartier populaire de Tokyo, ce soldat américain réglant la circulation à un carrefour ou encore ces trois jeunes femmes vêtues de robes blanches à l’occidentale, épaules nues et grandes lunettes de soleil, se retournant vers l’objectif tout en continuant leur promenade… autant de scènes qui semblent être prises sur l’instant. Cadrées à la perfection, les images en restituent la vie et le mouvement.

Et c’est là tout le “mystère” Ken Domon: réussir, avec un dispositif lourd et un temps d’exposition forcément long, à obtenir des photographies d’une telle fraîcheur, d’une telle spontanéité. Son travail est un mélange de maîtrise et de naturel où l’élément fortuit semble s’inscrire par hasard dans une composition parfaite. La netteté du grain et l’émission lumineuse des zones blanches viennent parfaire la beauté de ces photographies argentiques. Car le blanc ici touche au sublime, telle cette remarquable photographie d’un bateau à voile (1936) où le blanc des voiles au premier plan, celui du rameur au second plan, au centre de l’image, puis celui du ciel en arrière-plan semblent baigner toute la photographie, la seule réelle masse sombre étant finalement la mer.

La photographie de propagande, à laquelle Ken Domon ne put échapper, se différencie nettement de celle du photojournalisme de ses débuts. Les maîtres- mots sont ici austérité et élégance. Une certaine rigidité émane de ces photos de groupes avec bataillons bien ordonnés d’infirmières ou de jeunes soldats à l’entraînement. Néanmoins là encore la magie du blanc sublime les clichés et Ken Domon sait jouer avec la beauté géométrique de ces corps disciplinés.

D’autres séries illustrent l’étendue de son incroyable palette photographique. Ainsi son bouleversant témoignage sur Hiroshima (1958), qui traite non pas des morts, mais, pour la première fois, des vivants. Un cliché est particulièrement frappant : on y voit un couple avec un nourrisson. Le père a le visage atrocement défiguré. Les trois personnages rient et l’enfant est resplendissant de vitalité. Le drame fait partie du passé, nous dit le cliché, et la vie continue à travers ce bébé plein de vigueur.

La résilience est aussi au cœur du reportage sur les enfants de Chikuhô (1960), une série qui témoigne de la pauvreté qui ronge les villages miniers du sud du pays en se focalisant sur la vie des enfants. Ces bambins s’en sortent malgré la pauvreté et le fait qu’ils n’aient plus leurs parents. Certains ont même le sourire, tels ces petits garçons jouant à faire tourner des parapluies plus grands qu’eux. D’autres clichés donnent froid dans le dos, tel ce gamin d’environ deux ans occupé à aiguiser on ne sait quoi avec un immense couteau. Le cartel dit simplement “Enfant sans son père”. On espère juste que le couteau n’a pas dérapé.

Avec la série Pèlerinage aux temples anciens, l’exposition se termine sur une note de couleur et de spiritualité. De somptueux tirages témoignent de la fascination de Ken Domon pour les vieux temples et la sculpture bouddhique. Et s’il y en avait un à retenir, ce serait “Les mille toriis du sanctuaire Fushimi Inari” (1962) : dans un cadrage serré, une double enfilade de portiques de couleur rouge laisse percer une lumière éblouissante sur un étroit chemin dont on ne voit l’issue… Splendide !

Isabelle Fauvel

 

Exposition “Ken Domon – Le maître du réalisme japonais” jusqu’au 13 juillet 2023 à la Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Jacques Chirac 75015 Paris, du mardi au samedi de 11h à 19h. Entrée libre et gratuite.

Photos: (1)Enfants faisant tourner des parapluies, Ogôchimura photographie de la série Enfants, vers 1937 Ken Domon Museum of Photography (2) Les mille torii du sanctuaire Fushimi Inari, Kyoto, 1962 Ken Domon Museum of Photography
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Une réponse à Ken Domon, un pionnier de la photographie réaliste

  1. Lottie dit :

    Merci pour cet alléchant voyage photographique au Japon que j’avais peur d’avoir manqué. L’expo ne se termine quedans 3 semaines. Quelle chance!

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