Safari au pays d’Apollinaire

Dans l’un de ses calligrammes, Guillaume Apollinaire avait écrit qu’il était comme « enclos vivant » dans un miroir. Son nom entier figurait d’ailleurs au centre de l’image créée par des mots et figurant une glace ovoïde. Chaque année, c’est  en quelque sorte interprété comme une invitation par des chercheurs qui s’appliquent à explorer la jungle apollinarienne. Ces universitaires se réunissent à la fin de l’été dans la bourgade wallonne de Stavelot, en Belgique, afin de rendre compte de leurs travaux au cours de colloques légendaires, du moins pour les initiés. Celui de 2018 vient enfin d’être publié. Il était plus important que les autres puisque cent ans plus tôt, non seulement le poète polymathe disparaissait en pleine jeunesse mais 1918 fut aussi l’année où l’on publia « Calligrammes », un ensemble de poèmes s’étant affranchis de l’unique permission d’être lus longitudinalement, de haut en bas, couchés à plat sur une page blanche. Comme les protéines, leur forme déterminait leur fonction.

En matière d’angles d’attaques et singulièrement à l’égard d’Apollinaire on peut s’attendre à des exercices surprenants. Ainsi Martial Lengellé a utilisé la topologie comme focale, c’est-à-dire et pour faire court, l’approche spatiale des textes. Riche idée. Comme l’écrit pour nous tenter Daniel Delbreil dans son introduction sur les différentes interventions et celle de Martial Lengellé en particulier, « le poème, dans sa littéralité de bloc graphique inscrit dans l’espace d’une page, le poème avec ses bords et ses seuils, le poème dans sa matérialité textuelle, avait, jusqu’à ces dernières années, peu retenu l’attention des chercheurs ».

La « topologie du seuil » concerne comme son nom l’indique logiquement, le début d’un poème rédigé de haut en bas. Tandis qu’étudier cette question revient déjà à émettre un doute, même infime. Quand il s’agit en effet de la rotondité d’un calligramme en apesanteur comme celui qui fait l’image d’ouverture, rien que l’identification du départ peut faire tourner la tête du lecteur dans différents sens, comme le ferait un hibou. C’est bien là le remarquable univers apollinarien que de jouer quelque peu avec les codes en usage. Souvent le poète nous emmène bien loin comme dans « Collines » où il proclame en plein milieu de son texte que « voici le temps de la magie ». Mais ce pourrait être un début, un seuil, un des seuils, voire le père suprême de tous les seuils. C’est comme si l’auteur avait pris des champignons magiques quand il constate que « sur une pelouse incandescente », le serpent qui erre c’est lui-même, au même titre que la flûte dont il joue.

Parfois on pénètre dans la poésie d’Apollinaire par l’une des écoutilles dispersées sur les flancs du navire. Il n’y a dans ce faux intérieur, ni interdit ni règlement. On s’y promène comme on veut. De la même façon d’ailleurs que les lecteurs de journaux ont tendance à commencer par la fin, les sports ou l’astrologie. Martial Lengellé ne manque pas de citer à ce sujet le monostique « Chantre » qui figure dans le recueil « Alcools ». « Et l’unique cordeau des trompettes marines », est un alexandrin isolé de six mots. Pour le chercheur qui s’est penché sur cette curiosité poétique n’ayant pas fini de nous charmer, le « cordeau unique », aux « invisibles harmoniques » n’est ni un début ni une fin « même pas un milieu ». Sa place est même « indécidable » ajoute-t-il en confortant au passage le délicieux mystère (1) qu’aux Soirées de Paris nous sommes également, un jour récent, amusés à percer.

On ne peut citer ici toutes les contributions du colloque 2018 publié cette année par les Presses Universitaires de Liège. Mais le chapitre sur l’ombre et la « poétique changeante » par Philippe Wahl vaut aussi la peine de s’y pencher et c’est d’ailleurs ce qui a fait le titre de l’ouvrage. Le mot « ombre » revient en effet régulièrement dans l’œuvre d’Apollinaire. Ainsi dans Calligrammes lors qu’il fait ce joli rapprochement: « Ombre encre du soleil/Écriture de ma lumière/Caisson de regrets/Un dieu qui s’humilie. »  On pourrait presque le lire à l’envers car cela fonctionne encore ou ne retenir que l’idée essentielle des quatre premiers mots.

Chaque lecture de ses deux principaux recueils, « Alcools et « Calligrammes », s’apparente à un safari-photo. On s’y promène en Jeep, on monte sur le toit pour prendre une vue d’ensemble, on gare la voiture en plein milieu du texte afin d’obtenir d’intéressants effets de perspectives, on fait le portrait d’un seul vocable ou l’on se permet encore de disposer une nappe de pique-nique entre deux poèmes afin de faire un break ensoleillé au milieu des idées qui volent comme des papillons, en escadrilles colorées. Attention cela peut mener loin surtout si par exemple l’on croise justement le visage du poète enclos dans son miroir. S’il se met à vous parler de sa voix tout à la fois grave et flûtée, il est temps de revenir se rafraîchir les idées sur la terre ferme.

PHB

« Cent ans et après, l’ombre lumineuse d’Apollinaire » édité par Gérald Purnelle et Daniel Delbreil, Presses Universitaires de Liège (L’illustration de couverture est de Pierre de Belay, 1905)

(1) Relire « L’énigme de la trompette marine » par Gérard Goutierre

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Apollinaire, Livres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Safari au pays d’Apollinaire

  1. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Oh quel beau billet
    ce matin Merci

Les commentaires sont fermés.