Un concert très privé

Les documentaires filmant des musiciens classiques peuvent se révéler (assez souvent) légèrement ennuyeux, sauf lorsqu’on est invité, très exceptionnellement et pour la première fois, à un concert privé chez Daniel Barenboïm à Berlin. Ce fut le cas samedi 24 juin sur France 4, grâce à la chaîne culturelle Culturebox. Comme il le précise en souriant à son intervieweuse, il est rare que l’illustre maestro accorde une interview, surtout chez lui. Mais la jeune femme aux yeux bleus et longs cheveux qui lui fait face n’est pas n’importe qui, puisqu’elle est la fille de son amie de toujours Martha Argerich : tous deux enfants prodiges à Buenos Aires, ils se cachaient sous le piano en espérant qu’on les oublierait. Le maître a fait une exception en 2020 parce qu’Annie Dutoit étant la fille du second mariage de Martha avec le chef d’orchestre Charles Dutoit, ils se sont connus toute leur vie et se tutoient. Il s’agit plus d’une conversation, comme il le souligne.

Nous apprenons d’emblée que le petit garçon prodige s’est mis au piano à cinq ans et demi et n’a jamais imaginé une seconde faire autre chose, puisque chez lui, dans leur modeste appartement de Buenos Aires, chaque fois qu’on sonnait à la porte, se présentait un jeune élève de son père ou de sa mère, tous deux professeurs de piano. Donc rien n’était plus naturel pour lui, d’ailleurs outre le piano quotidien, il menait une vie «tout à fait normale», allait à l’école et jouait avec ses petits camarades, y compris lorsqu’ils ont déménagé à Tel Aviv.  «Jamais je n’ai pensé ne pas être un enfant comme les autres», affirme-t-il en guise de réponse. Le génie à l’état pur, en somme, tout comme Martha sa complice de toujours.

L’idée est de filmer le maitre at home et de le confesser entre chaque mouvement. Le morceau choisi est un sommet du genre, le trio Les Esprits de Beethoven, débutant par un flamboyant «allegro vivace e con brio». Au fond de la pièce, le maestro est assis devant un Steinway détachant ses moirures noires sur deux larges fenêtres encadrées de gravures noir et blanc, un tourneur de page à ses côtés. Son fils violoniste Michael se tient au premier plan sur la gauche, tel une réincarnation du père dans sa jeunesse avec sa crinière noire, le violoncelliste Kian Soltani installé sur la droite. On va vite s’apercevoir que les trois hommes, les yeux sur la partition, s’écoutent sans beaucoup se regarder, et se régaler de la sonorité exceptionnelle du jeune musicien austro-iranien de vingt-huit ans.
Non seulement la caméra nous fait entrer dans l’intimité de cette pièce claire simplement élégante, avec ses étagères de disques et de livres et son tapis géométrique, mais elle alterne finement et rapidement plans d’ensemble, gros plans sur les visages comme sur les instruments en suivant la musique à la lettre.

Après quelques dix minutes de musique passionnée, nouvelle pause et nouvelles questions de Annie Dutoit, les deux passant sans cesse du français à l’allemand. Le maestro joue cette œuvre depuis quelque soixante ans, alors oui, il espère avoir progressé ! Avant d’aborder le second mouvement, un «largo assaï ed espressivo» étrange qui donne son nom au trio, il souligne combien les gens oublient l’importance du silence au concert, «l’importance de la dimension entre le piano et le silence», et la présence «d’un fantôme dans la lenteur de ce mouvement». Et nous écoutons le silence entre les notes du piano (O combien) et sentons le fantôme circuler de l’un à l’autre.

Avant le bref presto final, l’amie intervieweuse voudra savoir si c’est un bonheur pour le père de jouer avec son violoniste de fils : «Bien sûr c’est un énorme plaisir de faire de la musique avec lui, à un niveau affectif assez simple, mais une fois qu’on répète et qu’on joue, plus du tout.» Tout du long, nous admirons la jeunesse du visage d’un Barenboïm de soixante-dix-huit ans, qui depuis a récemment annoncé être victime d’une maladie neurologique, mais peut poursuivre certaines activités. Ces images datant de 2020 sont particulièrement émouvantes, qui le montrent plein d’énergie, ne parlant que du futur, révélant ne jamais écouter ses anciens disques, et tellement emballé à la fin de ce concert privé inédit, qu’il s’écrie «Quelle acoustique ! J’entendais le moindre accord du violon et du violoncelle ! Désormais, je ferai mes enregistrements dans cette pièce !».

Lise Bloch-Morhange

 

Annie Dutoit ayant renouvelé l’expérience chez sa mère, on trouve chez Bel Air Classiques le DVD «Concerts privés chez Daniel Barenboïm et chez Martha Argerich»

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