Ce que peut faire l’amour filial

Quelle plus belle preuve d’amour filial peut-on offrir à son père peintre qu’un site éblouissant de couleurs ? C’est ce que vient de faire Yona, sa fille cadette, avec la contribution de sa sœur ainée
Shira, pour leur père David Malkin, tout juste vingt-et-un an après sa disparition. Éblouissement des couleurs plein écran, incroyable travail de recherche pour parvenir à couvrir quatre-vingt-douze ans d’une vie née le 23 mars 1910 à Akkerman, près d’Odessa, en Bessarabie, l’Ukraine d’aujourd’hui. Il suffit de jeter un coup d’œil à deux clichés datant de 1933 et 1934 pour plonger dans ces temps anciens : quatre des sept enfants debout derrière leurs parents assis au premier plan, le père Menahem à la calotte et à la longue barbe blanche, de lignée rabbinique. David, le petit dernier de la fratrie, se tient à droite, accoudé à la chaise où sa mère est assise. Il est âgé de vingt-trois ans, et porte un curieux béret à la française, peut-être pour «faire artiste»? La famille est religieuse sans être orthodoxe, sauf le père. Quant au grand-père, il copie à la main les textes sacrés sur des rouleaux de parchemin…
Sur la photo de droite, prise l’année suivante, se révèle une partie du mystère Malkin : la boutique familiale du père chimiste et fabricant, à partir de pigments, des tubes de couleurs pour artistes. D’après sa petite-fille, «ses produits étaient vendus dans toute la Bessarabie». La légende de David naît dans cette boutique familiale, où il expose tout jeune dans la vitrine des «figurines en plasteline» qui attirent l’œil des clients artistes. Certains encouragent les parents à laisser le petit suivre sa pente… mais le judaïsme interdit la représentation humaine, alors comment pourrait-il devenir peintre ? Menahem finira par donner son consentement, et l’enfant fréquentera l’académie du sculpteur Norman et l’atelier du peintre Berner. Mais l’interdit religieux ressurgira et affectera plus tard l’artiste soit disant émancipé.

Bientôt, voilà David rattrapé par l’Histoire. Après la guerre de 14-18, la Bessarabie devient roumaine, l’antisémitisme se développe partout, et le jeune bessarabien adhère au mouvement de jeunesse socialiste sioniste laïque Hashomer Hatzair de 1928 à 1934. Il fait alors son aliya (ou montée en Israël) en Palestine sous mandat anglais, et découvre au kibboutz l’âpreté terrible de son impossible double vie de kibboutzim et de sculpteur (voir ce que raconte Amos Oz de ce même déchirement…). Quand on lui demande de choisir, il décide de partir à Jérusalem en 1938 vivre son art. Là enfin il peut s’épanouir comme sculpteur, exposé et célébré. En 1939, il épouse une célèbre critique d’art rencontrée lors de son exposition dans la prestigieuse Schlosser Gallery, et trois ans plus tard, s’engage comme volontaire dans l’unité juive de la VIIIème armée britannique. Et tandis que les troupes se déploient en Afrique du Nord puis en Italie, il obtient l’autorisation surréaliste du général Montgomery de poursuivre son œuvre de sculpteur, portraiturant ses amis officiers. L’artiste-soldat sera récompensé par une bourse lui permettant d’intégrer en quatrième année l’Académie des Beaux-Arts de Florence. Mais peu à peu, il va aller vers l’abstraction, en sculptant des lettres hébraïques bien visibles sur le site.

Il retrouve alors le grand amour de sa vie, Maddalena, déshéritée par sa famille bourgeoise catholique pratiquante, qui se convertit au judaïsme et prend le prénom de Ruth. David divorce, l’épouse, leur première fille Shira naît en 1953. Il est temps pour eux de rejoindre Israël, après un détour par Paris où deux sœurs de David ont échappé aux massacres et à la Shoah par balles. Ils n’en repartiront jamais, sans doute parce que les débuts du peintre venu de si loin, comme tous ces artistes étrangers fous de Paris depuis le début du siècle, semblent joyeux. Il retrouve au Select son amie la sculptrice Shana Orlov, fréquente la Grande Chaumière, et André Lhote lui ouvre son Académie, lui permettant de passer à la peinture, la sculpture semblant peu intéresser le milieu artistique parisien. Le célèbre critique Waldemar George l’inclut dans son étude «Les artistes juifs et l’École de Paris» en avril 1959. Leur seconde fille Yona (colombe en hébreu) naît en 1957, leur vie est plus que dure, et Ruth fait vivre la famille comme traductrice.

Le site témoigne d’années et d’années d’éblouissement pictural abstrait, vécues en circuit fermé, au sein de sa famille. Blessé de ne pas retrouver l’accueil qu’il avait connu autrefois, y compris à Florence, il se retire sur son Aventin, dans un modeste petit deux pièces du 13ième arrondissement qui lui sert d’atelier. Il est trop fier pour chercher à exposer ou à vendre. Le miracle se matérialisera un jour de 1987 où le couple poussera, par hasard, la porte d’une nouvelle galerie au 27 rue Guénégaud, la galerie Arnoux dédiée aux abstraits des années 50-60. David Malkin devient un des protégés, et son œuvre l’est toujours, vingt-et un an après sa mort, alors que les deux sœurs lui rendent ce si bel hommage.

Lise Bloch-Morhange

Source images: site officiel David Malkin

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2 réponses à Ce que peut faire l’amour filial

  1. « Quatre-vingt-dix pour cent des artistes sont oubliés dix minutes après leur mort », disait Edward Hopper. Quelle injustice ! Et l’Histoire de l’art s’en trouve faussée. Il faut donc une armée de veilleurs !

  2. KRYS dit :

    Merci Lise pour cette belle invitation à découvrir David MALKIN, un artiste très intéressant. Quand l’héritage de la vie au shtetl s’entremêle pour le meilleur à la production artistique. Visiblement, l’amour filial fait des miracles !

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