Vestiaire

Les commissions, conseils et autres assemblées délibérantes siègent habituellement autour de tables fonctionnelles, disposées en rectangle, centrées sur un espace vide. Celles-ci, dépourvues d’abattants, permettent une vision panoramique sur les extrémités inférieures des participants placés en vis-à-vis. Lorsque l’orateur de service enfile un collier de banalités ou s’enlise dans le filandreux, moments propices au vagabondage de l’esprit des participants, il est possible de passer en revue les chaussettes des collègues masculins. Et là aussi, le diable se cache dans les détails. À l’aide de quelques critères discriminants, dressons ici, à l’exemple de Linné, une nomenclature systémique.
S’excluent eux-mêmes d’une telle classification les abstinents, que ce soit à la suite d’un choix de vie, tel le moine franciscain chaussé de sandales, ou d’une posture, à l’image du dandy, pieds nus dans ses mocassins à picots. Celui-ci peut toutefois, à l’hypocrite, adopter la chaussette dite invisible, pour se la jouer libéré sans pour autant renoncer à l’hygiène.
Premier critère à retenir: la hauteur. Deux écoles, l’anglo-saxonne choisissant le mi-bas montant à mi mollet, et la française, s’arrêtant en haut de la cheville. Cette dernière présente l’inconvénient de découvrir, au croisement de jambes, une pilosité sur fond de peau blanchâtre, du plus mauvais effet. À l’extrême, on trouve la socquette, couvrant la cheville jusqu’à l’origine du talon d’Achille, spécifique du sportif s’étant rhabillé précipitamment au moment de regagner son open space.

Deuxième élément, la texture. Dans l’écrasante majorité des cas, le coton s’impose comme textile de prédilection. Souvent additionné d’un chouïa d’élasthanne, propice à un meilleur ajustement. L’appellation fil d’Écosse recouvre une fibre de coton mercerisée, très fine, tout à la fois aérée et naturellement élastique. Les raffinés privilégient des matières plus nobles, tels le cachemire, le duvet de chameau de Mongolie ou la soie. La laine, à condition qu’elle soit de qualité, ne gratte pas, et assure, en hiver, un confort très nettement supérieur au fil d’Écosse. D’autres se contenteront de polyesters tirés du recyclage des bouteilles plastiques……

La couleur vient ensuite. La chaussette est censée assurer une transition entre la chaussure et le pantalon, en évitant une rupture visuelle trop brutale. La règle générale conduit à une sobriété de bon aloi, des unis noir, brun, gris, marine. Au risque de tomber parfois dans ces tonalités lugubres que l’on prête aux pasteurs anglicans. Notre monde politique a popularisé certaines audaces, le fuchsia pour Michel Sapin, la pourpre cardinalice chère à monsieur Balladur ou à François Fillon, voire le violet épiscopal, achetés chez Gammarelli, fournisseur du Vatican, en vente par correspondance. Relevons, à ce sujet que le blanc devrait rester l’apanage du Souverain Pontife. Importée, dans les années 1950, des campus de la côte Est des Etats Unis, avec la penny loafer, la chaussette blanche constituait il y a encore quelques temps un solécisme disqualifiant dans une tenue de ville. La pratique des sneakers associés au costume gris banque tendrait à lui redonner une discutable légitimité. Toutefois, le modèle rehaussé d’un liseré tricolore ne devrait jamais s’échapper des courts de tennis.

La fantaisie n’est cependant pas exclue. À la condition d’en percevoir les limites Le poète ornera son existence de chaussettes à rayures, à pois, à losanges, à l’exemple des Burlington, authentifiées par ce bouton métallique distinguant la droite de la gauche (bien que la plupart des modèles ne soient plus latéralisés). Oublions les plaisantins, arborant des petits Mickey ou des Betty Boop sur fond de cœurs écarlates…. Les malheureux….

À part, le distrait, conduit par le hasard au dépareillé. À noter qu’un tel choix le 21 mars, journée mondiale de la trisomie 21, constituerait un acte militant, l’association Down Syndrom International en faisant la manifestation d’une sensibilité à la différence.
Observant l’habitude de son confrère Bertlmann d’opter pour ce choix vestimentaire, le physicien John Steward Bell, du CERN, en a tiré une illustration du paradoxe de Einstein-Podolsky-Rosen, mettant en évidence des corrélations de mesures d’objets quantiques intriqués (1). En examinant le pied droit de ce garçon, on pouvait en conclure que l’autre était d’une couleur différente avec une probabilité de ½…

Ayant une finalité purement descriptive, le présent inventaire s’abstient de toute considération relevant de la psycho-calcéologie. Mais cet attribut essentiel du vestiaire masculin peut également refléter une appartenance de classe. Avisant celles, tirebouchonnées, de Pierre Bérégovoy, empêtré dans des rumeurs de malversations, Pierre Joxe, grand bourgeois, déclara: «un homme portant de pareilles chaussettes ne peut être malhonnête»…Terrifiant !

Jean-Paul Demarez

(1) Voir à ce propos Jean Bricqmont «Peut on comprendre la mécanique quantique» in Colloque de physique  7 décembre 2011

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3 réponses à Vestiaire

  1. Au lieu de Vestiaire j’aurais intitulé Dessous de table.
    Maintenant, faudrait quand même voir de ne pas faire de jalouses : à quand le prochain focus en ce sens ?

  2. Bernard Dupuis dit :

    Vous méritez d’être reconnu comme le LINNÉ de la chaussette..Ayant participé,durant 30 ans,une ou deux fois par semaine,à des réunions regroupant 20 à 40 universitaires autour d’une table dont le tapis vert s’arrêtait à 50 centimètres du sol je peux attester que vous êtes un excellent observateur.On peut espérer que vous allez poursuivre vos travaux et nous proposer une typologie de la chaussette selon le milieu socioculturel,la profession,la religion,l’origine ethnique,le choix sexuel etc etc NB j’ai bien noté que votre étude se limitait à la chaussette c’est à dire que vous vous êtes arrêté à mi-mollet et ,sans doute épuisé vous n’êtes pas remonté jusqu’au creux poplité comme le fait le bas. (Je l’ai vivement regretté car c’est ce que je porte )

  3. Michèle Puyserver dit :

    J’adore la conclusion impérative de John Steward Bell. C’est qu’il faut être savant!

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