Rêves de Snark en deux langues

Pour charmer le Snark, il est possible de brandir face à lui une « action de chemin de fer » ou encore des « sourires et du savon ». Mélange probable de snake (serpent) et de shark (requin), le Snark est un être imaginaire créé par Lewis Carroll (1832-1898), l’auteur fameux de « Alice au pays des merveilles ». Mais alors que de la première histoire il est possible de s’extraire, il n’y pas pas d’échappatoire possible lorsque l’on se lance imprudemment dans la chasse au Snark. C’est un monde clos. C’en est même troublant, sauf qu’il est toujours possible de refermer le livre magnifiquement réédité en deux langues chez Seghers. Celui que traduisit Louis Aragon (1897-1982) et qui sera publié en 1929 chez la patronne de The Hours Press, Nancy Cunard. Cette chasse au Snark se révèle un concentré de personnalités puisque outre Carroll, Aragon et Cunard, elle est commentée en fin de parcours par trois spécialistes. Dont les propos ne sont pas de trop pour éclairer le sujet, ce qui en l’occurrence, goûteux paradoxe, ne fait qu’ajouter de la nuit à la nuit, du songe au songe, du cauchemar au cauchemar.

Loufoque, surréaliste avant l’heure, cette course à la chimère n’est pas sans évoquer certains de nos épisodes nocturnes qui nous font dire le matin, « j’ai fait un rêve bizarre ». Dans cet univers créé par l’ancien professeur de mathématiques que fut Lewis Carroll (de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson), il n’y a rien qui puisse permettre au lecteur de s’y retrouver, quitte à s’asseoir sur un banc fictif pour souffler un peu avec un grand lapin blanc en guise de compagnon voire un hibou translucide. Il n’y pas ici de logique, pas de panneaux indicateurs, tout est contresens, le giratoire est au carré. Divisé en « crises » et non en chapitres, le livre publie d’ailleurs en liminaire de la seconde crise, une carte avec un grand blanc à l’intérieur. Ce qui signifie que vous êtes ici et nulle part. Si vous avez peur il ne fallait pas venir. Une pause dans la lecture n’en gêne pas la poursuite. Mais revenir au paragraphe précédent ne ferait qu’aggraver votre égarement, attention.

L’auteur se veut, à un moment du moins, rassurant. En précisant que les Snark (sans « s ») « vulgaires » ne font « aucune espèce de mal ». Comme une antienne, il est répété à maints endroits que pour l’attraper on peut donc essayer le sourire, le savon ou une action de chemin de fer. Et à force on finit par noter ces recommandations comme un pense-bête et à les écrire sur une to do list au cas où. Par-dessus le marché Carroll se permet une mise en abyme en faisant en sorte qu’un des protagonistes, avocat à la ville, rêve de la créature, dans une « cour ombreuse » où il voit finalement la chose en toge rabat et perruque, en train de juger un cochon. Si vous perdez un peu les pédales à ce stade c’est normal, et si vous y pensez la nuit d’après, il faudra contacter le service après-vente des éditions Seghers.

La partie savante en fin d’ouvrage est assez intéressante, avec la sensation d’enfin retrouver un monde normal avec de l’analyse fraîchement servie avec une paille. À lire les trois intervenants, on ne sait si Aragon a fait quelques erreurs de traduction ou s’il a joué avec la traduction littérale laquelle produit parfois, on le sait, de faux amis. Mais l’interrogation est légitime quand « rapture » est traduit « bannissement » alors qu’il s’agirait plutôt de « ravissement ». Pour Maxime Leroy, cité à côté de Olivier Barbarant et Dominique Massonnaud, le travail d’Aragon a occasionné quelques « contresens manifestes », bien qu’il fût épaulé pour ce faire par l’éditrice Nancy Cunard, grand amour de la première partie de sa vie avant Elsa Triolet.

« La chasse au Snark » avait été publié pour la première fois en 1876 (1865 pour « Alice ») et il est convenu de dire qu’il s’agissait non seulement de l’une de ses œuvres capitales mais qu’elle représentait aussi une véritable réussite en vers, une épopée extraordinaire qui ne pouvait que séduire Aragon, autre magicien patenté. Vu qu’il est passé de l’autre côté du miroir voici maintenant quarante ans, il a dû faire n’en doutons pas, plus sûrement la connaissance de Lewis Carroll que du Snark, lequel continue de hanter nos imaginations terrestres.

PHB

« La Chasse au Snark » Lewiss Carroll, traduit par Aragon, édition bilingue, Seghers, 13 euros

Photo: ©PHB

 

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