Un livre inconvénient

Disons d’abord que ce livre évoquant l’horreur humaine est un fort bel objet de la collection Blanche de Gallimard. On le tient bien en main, il pèse son poids, riche de 350 pages et de photos sur papier épais, qu’on feuillette d’emblée comme un livre d’art. Et puis le titre, «Un endroit inconvénient», un bien beau titre, innovant, dérangeant, que l’auteur Jonathan Littell a emprunté à un spécialiste de la mémoire ukrainien désignant Babi Yar, haut lieu de massacre nazi, comme «un lieu inconvénient». On connait la hantise, l’obsession de l’ancien prix Goncourt vis-à-vis de l’indicible et de l’inimaginable, lui qui avait déjà évoqué cet épisode majeur de la Shoah dans «Les Bienveillantes» (2006, 1387 pages). Obsession qui renvoie au travail de mémoire, bien sûr. Le livre s’ouvre sur cette citation de Georges Perec dans son livre sur Ellis Island, l’île newyorkaise où débarquaient les immigrés durant la première moitié du vingtième siècle : «Le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.» Le site est fermé depuis 1954, Perec s’y rend en 1979 avec un photographe. Étrange référence, car Ellis Island est un lieu bien moins «inconvénient» que Babi Yar (Babyn Yar en ukrainien). Mais leur démarche est bien la même.

«C’était vers le début de 2021, alors que l’Europe émergeait péniblement du Covid. Un ami me proposa d’écrire sur Babyn Yar [….] Cet ami était très convaincant. «Écoute tu travailles sur Tchernobyl, me disait-il. Babyn Yar c’est pareil, c’est une Zone». D’autant plus, se dit Jonathan, que «zone d’exclusion», en français comme en anglais, n’est pas une traduction correcte, qui serait plutôt «zone d’aliénation». Il continue : «Antoine d’Agata se trouvait par hasard à Kyiv. «Si on faisait ça ensemble ?», je lui ai dit. Dans le désarroi et la confusion, c’est toujours mieux d’avoir de la compagnie.» Antoine d’Agata étant un ami photographe vedette de l’agence Magnum Photos.

Style direct, factuel, style d’écrivain, mais on ne saura pas ce que cet ami avait de si convainquant pour lancer une fois de plus Jonathan sur la piste de l’indicible horreur.
Les deux amis se rendent une première fois à Babi Yar en avril, par le métro, au nord-ouest de Kiev, là où durant l’occupation nazie, les 29 et 30 septembre 1941, en 36 heures, 33.771 juifs (décompte nazi) sont victimes de la Shoah par balles. Au total, fin novembre 1943, quelque 100.000 personnes dont deux tiers de juifs furent jetées et tuées dans le ravin. Que vont-ils trouver, sachant que les massacres sont demeurés longtemps tabous pour ne pas contredire le récit de la «Grande Guerre patriotique» russe (1) et révéler la collaboration d’une forte minorité d’Ukrainiens ?

Cette première fois, «J’ai dressé un inventaire, poursuit Jonathan : deux parcs, une forêt, un grand ravin et quelques petits, une rivière souterraine, des monuments (beaucoup de monuments)», etc. Puis «Arpenter, inventorier, photographier, décrire. Jour après jour, saison après saison. Parfois seuls, parfois ensemble». Ils découvrent horrifiés tout ce qu’on a construit en un tel lieu, y compris les monuments commémoratifs. Les photos d’Antoine d’Agata sont à elles seules une histoire et une œuvre d’art, leur grain très sombre révélant le moindre détail ordinaire ou terrifiant, chemin dans les bois ou cadavre de soldat tout habillé surgissant d’une grange. Jonathan achève son manuscrit le 22 février 2022, deux jours avant que la Russie envahisse l’Ukraine.

Deux mois plus tard, les deux hommes sont envoyés en reportage par Le Monde à Boutcha, non loin de Kiev, juste après la retraite des Russes, là où le monde entier découvre l’assassinat des civils. Un autre «lieu inconvénient». «C’était comme à Babyn Yar: mis à part les ruines, il n’y avait pas grand-chose à voir, presque plus aucune trace des innombrables tueries.» Photographier les cadavres à la morgue, est-ce faire œuvre de mémoire ? Est-ce à la mesure des innombrables tueries ?

Ils reviendront ensuite à Babi Yar, obstinés, obsessifs, presque désespérés l’un de trouver les mots, l’autre les photos. Parcourir ou reparcourir le moindre chemin autour du ravin. Pénétrer le moindre monument, synagogues, églises, hôpital psychiatrique abandonné, monuments commémoratifs, tour de la télévision ukrainienne. Traquer le moindre habitant de ces lieux sinistrés.

Et parfois, une rencontre, une vraie, qui semble justifier tout ce travail, toute cette désolation. Comme celle avec un certain Reznitchenko, un ancien néonazi reconverti, qui nous dévoile une nouvelle vision de tout un pan de l’histoire ukrainienne.
Comme quoi rien n’est simple, si ce n’est de bien comprendre «qu’au sommet de la pyramide, chez le tsar et ses commensaux» (…) l’Ukraine n’existe pas, le peuple ukrainien non plus, la langue ukrainienne encore moins».

Lise Bloch-Morhange

« Un endroit inconvénient » Photographies d’Antoine d’Agata, Gallimard 21 euros
(1) Le récit de la « grande guerre patriotique » sur Wikipédia

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2 réponses à Un livre inconvénient

  1. anne chantal dit :

    Peut-être un livre/témoignage à ouvrir, …….plus tard.
    Ce jour,cela me glacerait, j’ose le dire. la pluie m’a déjà trempée, cela suffit.

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Ce n’est pas un livre glaçant comme vous semblez le croire. C’est un livre certes difficile à certains égards et certains endroits, mais d’une grande beauté littéraire et photographique. Et un magnifique travail de mémoire, bien sûr.

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