Bronze massif

Les collectionneurs de timbres ont cet insigne avantage sur les amateurs de bronzes: ils peuvent ramener leurs acquisitions dans leur poche ou leur mallette. Henri Cernuschi (1821-1896) quant à lui, appartenait aux chercheurs de bronze et plus exactement aux objets d’arts faits de cet alliage de cuivre et d’étain. Issu d’une famille juive milanaise, cet exilé politique puis Français naturalisé en 1871, fit un jour un voyage extraordinaire en Asie et ramena de quoi constituer une collection, actuellement visible au musée Cernuschi, dans le cadre d’une exposition temporaire. Il était parti avec le critique d’art Théodore Duret (1838-1927) et les deux revinrent avec un butin tout à la fois étonnant et autrement plus pondéral qu’un album de timbres. Ami des impressionnistes, Théodore Duret avait écrit à ce propos à son ami Édouard Manet (1832-1883), depuis Pondichéry: « Cernuschi rapporte du Japon et de la Chine une collection de bronzes telle qu’on n’a jamais rien vu de pareil nulle part. Il y a des pièces qui vous renverseront, je vous dis que cela! » Comme cet assez exceptionnel brûle-parfum du 18e siècle (ci-dessus) de la dynastie Qing (1644-1912) couvert d’émaux cloisonnés sur cuivre.

Ayant quelque peu réussi dans la finance (à l’origine de la future banque Paribas), Henri Cernuschi peut l’année de ses cinquante ans envisager un long périple avec le journaliste Théodore Duret. En se récompensant lui-même, il nous fait savoir au passage que l’on gagne un temps fou à n’attendre de quiconque ce genre de grand plaisir. Si la chose n’était plus extraordinaire depuis Magellan, démarrer un tour du monde en 1871 avait à coup sûr quelque chose de profondément enthousiasmant au départ, au fil de l’eau et jusqu’au retour. Il n’existait encore que des voyageurs, pas de séjours all inclusive,  et le mot découverte était encore plein de sens. En seize mois, ils sont d’abord allés de Liverpool à New York, puis de San Francisco à Yokohama. C’est donc le sang saturé d’iode qu’ils ont commencé à découvrir l’archipel nippon à la recherche d’objets matérialisant l’art asiatique.

Là-bas, l’ère Meji était en cours. Il leur faudra un laissez-passer, nous explique-t-on, pour visiter Kyoto. C’est sur place dans les faits, que Cernuschi concevra l’idée de constituer une collection au vu de tout ce qu’il répertorie, avec comme fil directeur, le bronze. Il achète des vases et des sculptures par centaines. Tout ce que l’on peut voir actuellement dans le cadre d’une exposition temporaire n’est de toute évidence qu’une sélection. Passé la première étape de ce vaste shopping, s’étant fait la main et le regard, il part pour la Chine, allant d’étonnement en étonnement après avoir remonté, comme dans un beau film de genre, le fleuve Yangzi, le fameux fleuve bleu, également nommé Yangtsé, Yang-Tsé-Kiang ou Yangzi Jiang. Ce moment du parcours est important dans la mesure où hormis le fleuve, il remonte une partie des origines de l’art du bronze. C’est là qu’il comprit nous dit-on, le moyen de dater le bronze, notamment à partir des inscriptions ou motifs gravés sur la surface.

À son retour par Liverpool, ayant bouclé la boucle via Java puis le continent indien, cet homme hors du commun, avait mûri l’idée de créer un musée à Paris après une première exposition sur l’avenue des Champs-Élysées, au Palais de l’Industrie, détruit en 1896. Ce sera chose faite en 1898, en offrant l’ensemble à la Ville de Paris, ce qu’il avait annoncé des années auparavant.

En lisière du parc Monceau, le musée est ce que l’on appelle une bâtisse cossue, tout comme les maisons voisines et plus largement le quartier. Les collections permanentes sont un passage obligé, une fois sorti du secteur provisoire. Comme dans les premiers temps, on continue de venir y dessiner au crayon levé. Certaines pièces admirables démontrent en quoi, bien avant qu’un certain prophète devienne une référence chronologique, que l’art du design, le sens du raffinement étaient déjà la marque des façonniers asiatiques.  Un élément de char anthropomorphe datant de mille ans avant Jésus-Christ, un vase Zun de la même époque et jusqu’à des pièces néolithiques (1) surprenantes de raffinement bien plus anciennes encore, étanchent à satiété notre soif de civilisations anciennes tout en rappelant à nos sociétés les vertus de la modestie.

PHB

« Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme », jusqu’au 4 février 2024, musée Cernuschi, 7 Avenue Velasquez, 75008 Paris
(1) Relire à ce propos la chronique de Edwige Murguet sur « Les mystères de la civilisation époustouflante de Sanxingdui »

Photos: ©PHB
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