Montaillou, village débauché

Une histoire qui se déroule entre 1294 et 1324, il y a de quoi se demander comment elle pourrait être raccrochée à l’actualité. S’agissant de surcroît d’un micro-village situé sur les hauteurs de l’Ariège, l’interrogation ne peut que s’accentuer. Mais l’auteur de ce lointain créneau de l’Histoire se nomme Emmanuel Le Roy Ladurie et il faut désormais en parler au passé puisqu’il a trépassé fin novembre, à l’âge de 94 ans. Tout est extraordinaire dans ce livre intitulé « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 » paru en 1975 chez Gallimard. Le thème est marginal, il fait même un peu sujet de thèse, mais cette incursion originale dans un village cathare s’est vendue à deux millions d’exemplaires, ce qui a sans doute constitué une grosse surprise pour l’éditeur de la collection, Pierre Nora. Mais à le lire, on comprend mieux pourquoi. L’ouvrage, captivant du début à la fin, est basé sur une matière première aussi compacte que riche. Il se trouve qu’à l’époque susmentionnée, un affreux prélat s’était mis en tête de mener une enquête impitoyable sur les quelque deux cent cinquante habitants du coin afin de traquer les hérétiques, porteurs de la foi cathare.

Évêque de Pamiers à partir de 1317, « dévoré d’un zèle inquisitorial », Jacques Fournier a mené ses interrogatoires avec tyrannie et parfois cruauté, afin de tout savoir des mœurs des habitants, qui se lavait et comment, avec qui couchait le curé, quels étaient les homosexuels et comment la châtelaine Béatrice de Planisolles se retrouva concubine de son intendant (un rustre à tout point de vue, l’ayant auparavant violée) après le décès de son mari. Tout a été consigné en latin et toutes les citations figurant dans le livre ont été traduites par l’auteur. Universitaire, historien, Emmanuel Le Roy Ladurie a, en quelque sorte, enquêté sur l’enquête, ajoutant un style narratif dont la fluidité et l’ordonnancement général nous emmènent sans peine jusqu’au bout de Montaillou, le village débauché.

Il est possible à le lire de se remémorer parfois le film de Dino Risi « Affreux, sales et méchants », sorti un an plus tard en 1976, où toute une famille pauvre couchait dans la même pièce, impliquant une affreuse promiscuité et toutes sortes d’abus. Affreux sauf les « parfaits » de l’époque ariégeoise ainsi que l’on dénommait les êtres purs, du moins en principe. Ces derniers ne mangeaient pas de viande et c’était recommandé dans « l’optique albigeoise », l’idée étant de ne pas perturber « la circulation des âmes »  s’établissant « normalement » à travers les animaux. L’éthique cathare tolérait le poisson et notamment les truites qui abondaient dans les rivières mais pas le lard ni la viande. Mais à 1300 mètres d’altitude, la rigueur réglementaire perdait un peu de sa rigidité ce qui fait que l’on faisait un repas de tout ce qui était comestible chez les mammifères, même une aubaine de chasse comme les écureuils.

Les horribles entretiens menés par Fournier, son harcèlement à savoir, avec séjours en prison à la clé, se sont transformés quelque sept siècles plus tard en un trésor documentaire. S’épouiller par exemple était une activité banale et certaines femmes étaient considérées comme adroites pour ôter les parasites de la tête de leurs enfants, du curé, de l’amant etc. En revanche, on ne se lavait pas beaucoup et l’on considérait qu’un homme puant exprimait ainsi toute l’ampleur de sa virilité. Vu qu’il était possible de dormir à plusieurs dans le même lit, on réalise que les critères de raffinement en vigueur au tout début du 14e siècle ont heureusement évolué.

Les lecteurs seront singulièrement horrifiés par ailleurs par la libido pathologique du curé Pierre Clergue et « son ubiquité perverse », voulant coucher avec toutes les femmes de la région, « ouailles ou pas ouailles ». Pour l’auteur, il est un exemple de « donjuanisme rural » ce qui n’est pas un compliment. Et sans parler de Arnaud de Verniolles, « sous-diacre et franciscain en rupture de ban », abusé dans son enfance par le maître d’école et qui devint abuseur de jeunes gens, « culbutant sans façons une de ses conquêtes sur un tas de fumier ». On voit à quel point l’inquisition de Jacques Fournier poussait loin dans les détails les plus sordides. Même écrits en latin, les comptes-rendus n’en sortaient pas pour autant améliorés sur le plan moral.

Être noble là-bas n’était ni un privilège, ni une protection dans la mesure où chacun menait sa vie comme bon lui semblait avec un bénéfice apparent de liberté. Béatrice de Planisolles a été accusée d’être une hérétique, une sorcière et une blasphématrice ce qui lui vaudra, après avoir tenté de fuir, un séjour en prison puis le port obligatoire de la double croix jaune. C’est ainsi que l’on reconnaissait les coupables d’hérésie. En tout, Jacques Fournier (ci-contre dans les « Chroniques de Nuremberg »), avait conduit 578 interrogatoires de Pamiers à Montaillou. Du comportement des habitants, on reste quand même saisi et parfois coi. Principalement dans le rapport aux femmes, ce qui fit écrire à Emmanuel Le Roy Ladurie que courtoisie et galanterie étaient, dans ces montagnes, « encore à naître ». Suave euphémisme.

PHB

 

Source image (2): Wikipédia
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2 réponses à Montaillou, village débauché

  1. MH Fauveau dit :

    Merci de ce compte – rendu synthétique
    Issue d’une famille ariégeoise biberonnée à l’admiration des
    Cathares et contre les seigneurs du nord, professeur d’histoire
    j’ai apprécié cet ouvrage que j’ai précieusement gardé
    Merci de cet hommage à Emmanuel Leroy- Ladurie

  2. Jean V. dit :

    Ouvrage passionnant, on ne s’imagine pas la vie, les mœurs et les rapports humains à cette époque. Le village de Montaillou, qui se trouve sur le très sympa sentier de randonnées ‘Cami des bons homes ‘ qu’empruntaient les parfaits pour transiter vers l’Espagne , est intéressant à visiter avec son petit musée. Et puis on se trouve tout près de la Citadelle de Montsegur !

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