Colette et les bêtes

Alors qu’on célèbre le 150e anniversaire de la naissance de Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye, petit village de Bourgogne, il faut relire «Douze dialogues de bêtes». Surtout si on aime «les animaux non humains», comme elle disait. En dehors de «L’entrave» (1913), toute son œuvre est couverte de chiens, chats, serpents, couleuvres, bombyx, papillons, écureuils, singes, oiseaux et autres animaux «sauvages», appartenant simplement pour elle à un temps plus ancien que le nôtre. Quel autre écrivain français les a chantés comme elle sans le moindre anthropomorphisme, Dieu merci ? Dès 1904, elle faisait paraitre «Dialogues de bêtes» sous la signature de Colette Willy. Elle s’en est expliquée dans «Mes apprentissages» (1936) : «Je m’éveillais vaguement à un devoir envers moi-même, celui d’écrire autre chose que les Claudine.» Elle a trente-et-un an, et vit depuis onze ans sous la férule de son mari journaliste, Henri-Gauthier Villars dit Willy, quinze ans de plus qu’elle, chauve, ventru et moustachu, et maître d’une écurie de «nègres», à commencer par sa jeune femme. C’est lui qui lui ordonna de prendre la plume pour raconter ses souvenirs d’écolière, elle qui n’avait jamais ressenti «le prurit» de l’écriture. Et naturellement, on ne saura jamais si Colette (1873-1954) serait devenue Colette sans l’injonction de Willy…

Pour se changer des «Claudine», elle retourne à ses amours d’enfance, ces bêtes avec lesquelles elle vivait en toute fraternité.  «Sept dialogues de bêtes» paraîtront un an plus tard, et le tout, légèrement enrichi, sera repris en 1930 sous le titre «Douze dialogues de bêtes», préface de Francis Jammes.  Il faut lire aujourd’hui cette préface : ô merveille, le poète ne s’y est pas trompé ! Il déclare: «Vous êtes un vrai poète, et je veux affirmer cela volontiers sans m’inquiéter davantage de la légende dont les Parisiens ont coutume d’entourer chaque célébrité.» Colette Willy n’a que trente ans, la villageoise de Saint-Sauveur est devenue une célébrité parisienne sous le dur, très dur, apprentissage conjugal. Le récit qu’elle en fait dans «Mes apprentissages» est terrifiant, son obsession étant de tout cacher à «Sido» (1930), l’incomparable Sido sa mère, un de ses plus beaux textes. Et Francis Jammes achève par ces lignes : «Toby-Chien et Kiki-la-Doucette savent bien que leur maîtresse est une dame qui ne ferait de mal ni à un morceau de sucre ni à une souris (…); une dame qui chante avec la voix d’un pur ruisseau français la triste tendresse qui fait battre si vite le cœur des bêtes.»

Dans les «Douze dialogues de bêtes», Toby-Chien est un petit bull bringé français, sentimental comme tous les petits bulls français, et Kiki-la-Doucette un chat des Chartreux de ce gris velouté fabuleux, au comportement unique comme tous les chats des Chartreux. Ce sont les compagnons de Colette exilée de sa campagne dans ces logis successifs et détestés qu’elle se refuse à appeler «logis conjugaux». Les connaissant intimement, Colette imagine, sous forme de dialogues, tout ce qu’ils se disent entre eux sur leurs maîtres («Lui, Elle, seigneurs de moindre importance»), Toby sur sa passion pour «Elle», Kiki sur sa préférence pour «Lui», sur leurs rivalités pour capter attention et amour, sur « les Deux-Pattes » en général, la fatigue des voyages, les mille magies du feu de bois, etc. Par exemple: Toby-Chien à Kiki la Doucette : «Tout le bien et tout le mal viennent d’Elle… Elle est le tourment aigu et le sûr refuge. Lorsque, épouvanté, je me jette en Elle, le cœur fou, que ses bras sont doux, et frais ses cheveux sur mon front ! Je suis son «enfant noir», son «Tobby-Chien, son «tout petit h’amour»

Poésie pure mais surtout pas d’anthropomorphisme, car Colette se glisse dans la peau d’un chien et d’un chat comme jamais on ne l’a fait. D’ailleurs toute son œuvre n’est-elle pas placée sous le signe de la poésie ? Elle qui n’a jamais rêvé d’écrire dans son enfance, on se demande comment lui est né son style d’une richesse de langage inégalée (qu’elle devait tenir de Sido, comme son amour des bêtes).

Et puis il y a «La chatte» (1933), une de ses œuvres les plus mystérieuses. On s’y tromperait facilement, il est si facile de prendre au premier degré l’histoire de ces jeunes mariés venus habiter temporairement un studio de verre et d’acier dominant Neuilly, tandis que les travaux s’achèvent dans l’aile réservée au jeune couple de l’hôtel particulier d’Alain. Mais lui ne peut pas se passer de Saha, sa chatte des Chartreux, et la prend sous le bras. Sa jeune femme en devient jalouse, à juste titre, et la pousse dans le vide. C’est à la toute, toute dernière ligne, que l’on comprend ce que Colette veut vraiment nous dire… de son style non seulement de poète mais de peintre impressionniste, dessinant pour nous lumières et couleurs à larges touches sensuelles.

Lise Bloch-Morhange

Photo: ©Gallica/Agence Mondial/Colette avec son chat et son chien

 

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2 réponses à Colette et les bêtes

  1. Jacques Ibanès dit :

    Bien vu ! À propos de « Dialogues de bêtes », je conseille l’enregistrement de cette merveille par Catherine Sauvage qui sait si bien se faire chatte (Frémeaux et YouTube).

  2. KRYS dit :

    Colette et son amour des animaux
    Sa passion des jardins
    Sa prose si poétique
    Relire Colette et revivre.

    Merci Lise pour ce rappel.

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