Langue verte

Les éditions du Dilettante viennent de produire un recueil d’articles d’Alphonse Boudard, intitulé «Merde à l’an 2000».  Alphonse qui ? … « Alphonse Boudard, eh, pomme ! un mec dont l’existence ne fut pas toujours du sucre, mais qui connut la rédemption par l’écriture ». Michel Boudon, de son vrai blaze. Né, en 1925, d’un spermatozoïde de hasard et d’une mère vivant de ses charmes, il est placé chez des bouseux, près d’Orléans. À 7 ans, son aïeule le rapatrie à Pantruche, 13e arrondissement. La guerre le surprend ouvrier typographe. Son goût de la baguenaude le conduit dans un maquis FFI. On le retrouve à la libération de Paris, en plein rif, puis dans la colonne Fabien, chez les cocos. Il échoue enfin dans l’armée du père de Lattre, à la bataille de Colmar. Une blessure au fion lui vaut la croix de guerre. Démobilisé, il devient traîne-lattes, inapte à tout turbin pépère. Fatal, il glisse malfrat, pas par vice, juste pour retrousser l’oseille dont il a besoin. Tour à tour baluchonneur, perceur de coffiots, trafiquant de photos pornos ou de fausse mornifle, il s’ouvre ainsi un brillant parcours carcéral. Il le complète par un séjour en sana pénitentiaire, rapport à ses éponges mitées par le bacille.
En tôle, il côtoie un hallucinant cortège de vrais frappadingues, s’initie à la lecture des grands auteurs, pour meubler l’ennui, entend l’appel de la page blanche. À 33 ans, il débute une biographie romanesque, intitulée «Chroniques de mauvaise compagnie». Vaste programme.

Rendu à la vie civile, repéré par Michel Tournier, il publie chez Plon, en 1962, son premier récit, « La métamorphose des cloportes ». L’histoire sera, rapidos, adaptée au cinoche, avec Lino Ventura, Pierre Brasseur, Charles Aznavour, Maurice Biraud, et, côté gonzesses, Françoise Rosay et Irina Demick, une frangine plutôt gironde. Ayant basculé dans l’honnête, Alphonse va construire son œuvre. Parmi une trentaine d’ouvrages, « Les étoilés », 1963, « La cerise », prix Sainte-Beuve, 1977, « Les combattants du petit bonheur », prix Renaudot, 1995, « Mourir d’enfance », grand prix de l’Académie française, 1999, « Chère visiteuse », prix des romancières, 2000, « Les trois mamans du petit Jésus », prix Georges Simenon, prix Georges Brassens. Il n’ira pas plus loin, pliant définitivement son pébroque le 14 janvier de cette année là.

Caractéristique de sa production littéraire, elle est écrite en argot parisien, le langage de la rue et du mitan au siècle dernier. Instinctivement, tout groupe social ou professionnel se bricole un système linguistique lui permettant de reconnaître ses pareils, et de communiquer avec eux sans être compris du commun. Déjà, pour le vieux Totor (Hugo), «l’argot, c’est le verbe devenu forçat». Par la langue verte, les affranchis échappent au monde des caves. Ou plutôt échappaient, car dans les années 1950, Albert Simonin, Auguste Le Breton, puis Frédéric Dard la popularisent dans leurs polars. Des dialoguistes font de même, Henri Jeanson, Michel Audiard, Alphonse Boudard soi même. Jean Gabin et Bernard Blier, des cadors de la péloche, la jactaient couramment.

On la retrouve chez Francis Carco, Antoine Blondin, René Fallet, Pierre Mac Orlan, Jacques Perret, Louis Ferdinand Céline. Et, parfois, dans la converse de tout un chacun.
Il s’agit d’un vocabulaire puissamment métaphorique issu du français, mais recodé, parsemé de termes importés du Maghreb ou des gitans, du rital, de l’angliche, de l’espingouin, de mots trafiqués en verlan, largondji, louchebem, javanais. Tout ce qu’il faut pour jaspiner hermétique, permettre à Messieurs les Hommes de se retapisser, et de filer la parlote à l’écart des navedus.

Histoire de ne pas laisser en carafe ce morceau de patrimoine, l’Alphonse s’est accoquiné avec Luc Etienne, une épée dans le monde des lettres, pour commettre La méthode à Mimile (la Jeune Parque 1970). Inspirée d’un modèle reconnu (1), permettant d’apprendre les langues étrangères de manière intuitive et progressive, la méthode à Mimile comporte, elle aussi, une phase d’imprégnation, puis d’activation. Les leçons se composent d’exemples, d’exercices, et de notes explicatives. Le sel de l’affaire provient du contraste entre les phrases argotiques et leur traduction en un français classique à la limite du précieux.

Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que les thèmes abordés, tirés du quotidien du truand, peuvent paraître contraires à la moralité publique. Évitons la gourance. À l’issue de la centième leçon, pourvu qu’il soit assidu sur le motif, l’amateur sera au niveau d’un vrai voyou s’étant tapé cinq piges à la Santuche. Et s’il persiste vers l’excellence, il n’aura qu’à attriquer « La vie étrange de l’argot », d’Émile Chautard, (1931 Denoël, réédition Bartillat 2013). Un bouquin comac, l’équivalent du Gaffiot chez les latinistes.

Jean-Paul Demarez

(1) La fameuse Méthode Assimil, crée en 1929, par laquelle n’importe qui pouvait devenir polyglotte, comme par un jeu d’enfant.

« Merde à l’an 2000 », Alphonse Boudard, Le Dilettante, 19 euros
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3 réponses à Langue verte

  1. Le p’tit dernier (en date, mais cependant non des moindres) étant Pierre Perret !

  2. Jacques Ibanès dit :

    Bravo ! Voilà qui permet de démarrer la semaine d’un pied allègre. Boudard obtint également, et il le méritait bien, le prix Rabelais…

  3. Dupuis bernard dit :

    Savouré au lever,avec bonheur…et comme une touche de nostalgie .Je me souviens du p’tit bonheur qu’on se faisait lorsque je n’étais encore qu’un mouflet en glissant un mot d’argot dans la conversation Je ne retrouve pas ce bonheur dans l’accumulation des sigles ou des anglishes formules qui aujourd’hui foisonnent.Dupu

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