Sofia et Priscilla

Rappelez-vous, vers la fin du «Parrain3 » (1990), comment Mary Corleone s’effondre sur les escaliers de l’Opéra Massimo de Palerme, et comment son père brandit son cadavre à la face du ciel. Dans le rôle de la fille assassinée par erreur, Sofia Coppola, dix-huit ans, fille de Francis, engagée au dernier moment pour pallier au désistement de l’actrice prévue pour le rôle. La scène est doublement symbolique, car les Coppola ont tout d’un clan, le père associant étroitement sa famille à son destin. Après le succès inattendu et délirant du premier « Parrain » (une œuvre de commande), le roi du New Hollywood exigera que sa famille le suive sur ses tournages, et la petite fille traversera innocemment le tournage d’«Apocalypse Now» aux Philippines en 1976-77, l’un des plus dramatiques de l’histoire du cinéma, ou celui de «Cotton Club» en 1985, l’occasion pour elle de découvrir vraiment New York à treize ans. Plus tard, alors que son papa tourne «L’idéaliste» à Memphis, Tennessee, en 1997, elle découvre Graceland, la propriété très bling bling achetée par le roi du rock’n’roll Elvis Presley en 1957. L’ex femme du King, Priscilla, tient alors fermement en main la gestion de l’extravagant domaine, manoir, tombe, piscine, voitures, avions, costumes, disques d’or. Aujourd’hui, Graceland serait le deuxième site du pays le plus visité, après la Maison Blanche. Le King n’a-t-il pas été le précurseur du rock’n’roll et le premier Blanc à se déhancher comme un Noir sur scène ?

Ce n’est pas ce qui intéresse Sofia dès sa visite à Memphis en 1997. En lisant le livre de mémoires «Elvis and me» coécrit par Priscilla et Sandra Harmon, publié en 1985, quelque chose a dû faire tilt… Peu à peu, Priscilla va rejoindre en elle la galerie des portraits de ses héroïnes favorites, qui constituent le cœur de son cinéma : «Virgin Suicides» (1999) ou le suicide (véritable) des cinq sœurs Lisbon (découverte de Kirsten Dunst) étouffées par le rigorisme familial catholique de la bonne bourgeoisie de Detroit; «Lost in translation» (2003) (découverte de Scarlett Johansson), ou l’errance immobile, en chambre d’hôtel, de deux américains de génération différente perdus aussi bien dans l’immensité de Tokyo que dans le vide de leur vie. Dans «Marie-Antoinette», sorti en 2006, elle retrouve Kirsten Dunst en jeune reine de quatorze ans quasiment séquestrée à Versailles, qui s’ennuie et se goinfre au fil des années, au son d’une BO new wave trépidante dont l’anachronisme assurera le succès du film.

«Priscilla» succède à ces jeunes femmes apparemment fragiles (et apparemment pré MeeToo) en posant son pied aux ongles rouge carmin sur un tapis rose épais, luxueux et voluptueux. Ce tapis n’existe pas à Graceland, mais il s’est imposé à l’imaginaire de la cinéaste en ouverture du film, comme il s’impose de façon inoubliable à nos yeux, en une seule image annonciatrice. Pour le moment, nous sommes dans une base militaire américaine en Allemagne en 1959, au sein de la famille d’un militaire de carrière. Famille et logement ressemblent en tous points à celles de la moyenne bourgeoisie yankee. La fille de la famille se fait inviter par un camarade à une soirée organisée par Elvis Presley, qui effectue là son service militaire. Très timide et réservée, l’adolescente ne pense pas que ses parents accepteront, mais le jeune homme leur arrache la permission. Rien de plus banal que cet enchaînement, mais Sofia Coppola possède une façon bien à elle d’installer l’histoire doucement, tranquillement, comme si de rien n’était, alors que tout est étrange, à commencer par l’actrice au regard fixe, Cailee Spaeny, comédienne américaine de vingt-cinq-ans (récipiendaire du prix de la meilleure actrice pour ce rôle à la dernière Mostra de Venise). Dans le film, elle a quatorze ans, et la sage adolescente semble flotter comme dans un rêve. N’est-ce pas un rêve, cette rencontre avec un Elvis âgé de vingt-cinq-ans, gloire internationale sulfureuse, qui lui répète combien il est heureux de parler avec une compatriote ? Le King n’a-t-il trouvé que cette adolescente timide pour épancher sa nostalgie ? Très habilement, la cinéaste joue du contraste entre cette fillette de 1m50 avec cet acteur de 1m96 (Jacob Elordi, comédien australien de 26 ans), qui installe d’emblée l’étrangeté absolue de ce couple.

Nous suivons les étapes de leurs cinq années de vie commune à Graceland, faux paradis clinquant où ils s’ennuient, puis leur mariage à Las Vegas, puis leurs cinq années de mariage et la naissance de leur petite fille Lisa. Priscilla est plus poupée que jamais entre les mains de son mari sous amphétamines, qui la façonne minutieusement en brune subjuguée ultra maquillée, ultra choucroutée. Tandis qu’alternent scènes dans leur chambre sombre et vaste comme un tombeau et scènes autour de la piscine sous la lumière aveuglante du Tennessee. Jusqu’à ce qu’un beau jour, Priscilla annonce abruptement à son mari, les larmes aux yeux, qu’elle le quitte pendant qu’elle en a encore la force.
Le dernier plan montre la double grille blanche s’ouvrant devant sa voiture. Car les héroïnes pré MeeToo de Sofia Coppola finissent par secouer le joug du luxe et de l’emprise, d’une manière ou d’une autre, tout comme elle…

Lise Bloch-Morhange

Source images: Cinéart

 

 

 

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5 réponses à Sofia et Priscilla

  1. Philippe Person dit :

    Chère Lise,
    d’abord mes meilleurs voeux par Les Soirées interposées !
    Je sourie tout seul parce que nous ne sommes jamais attirés par le même cinéma américain. Pendant que vous étiez en compagnie de Sofia, et son côté très BCBP (bon chic bien pensant), je m’enfonçais dans la réjouissante vulgarité de « Mean Girls », remake d’un chef d’oeuvre du teen movie, « Lolita malgré moi ». Là pas question de filles de, mais d’intrépides filles de rien du tout, des Marilyn dans les meilleurs des cas, qui abordent Hollywood par le versant à pic de la montagne, sans Francis ni Elvis…
    Dans le film d’il y a 20 ans, c’était Lindsay Lohan qui s’y collait… On a vu la carrière « bad girl » impeccable avec toutes les étapes drogues-alcools-sex habituelles qu’elle déroule (elle doit être en probation à l’heure où je parle). Ici, la bimbo sexy c’est Reneé Rapp (avec le é sur le dernier e, ah ces blondes et le français !). Elle est aussi chanteuse (comme son nom l’indique) et on pourra la voir à Paris ces jours-ci.
    En tout cas, avec mon mauvais goût qui me fait préférer tout Ben Stiller plutôt qu’un film oscarisé avec Ben Affleck ou Ryan Gosling, je vous recommande Mean Girls !
    En plus, c’est correctement me too : il y a désormais des noirs et homosexuels de plus dans ces collèges qui, à l’époque d’American Pie, étaient très petits blancs.
    Et concession à l’époque, le beau gosse n’est plus entouré de sportifs graveleux qui étaient plus troisième mi-temps que me too.
    Certains ont reproché à ce remake d’être moins insolent que l’original. Je réponds justement qu’il y a désormais des obstacles (hélas) à la trivialité même sans avoir besoin de notre Obélix durassien…
    Et encore une très bonne année à tous !

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Cher Philippe,
    à mon tour de vous présenter mes voeux par Soirées interposées, en cette année que vous faites débuter par une petite polemique entre nous par Soirées interposées!
    Mais pourquoi opposer deux films qui n’ont strictement rien à voir l’un avec l’autre?
    L’un est un remake d’une comédie musicale pour ados, d’ailleurs fort mal reçu par la critique française, l’autre un film qui s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre d’une cinéaste qui à vos yeux a le tort d’être la fille de Francis Coppola. C’est vrai que c’est un
    héritage lourd à porter mais ce n’est pas forcément rédhibitoire, et si je vous accorde qu’elle est assez chic, elle n’est pas « bien pensante » du tout.
    Si vous alliez voir « Priscilla » pour vous en faire une idée?
    Bien amicalement,
    Lise BM

    • Philippe PERSON dit :

      je l’ai vu… et ce n’est pas par hasard que j’oppose les deux films. Je vous recommande de lire simplement la fiche wikepedia de la réalisatrice de Mean Girls… Tina Fey… Elle est assez bien faite et vous verrez à sa longueur que cette femme surdouée n’est pas qu’une crétine tournant par hasard des films ineptes..
      Non, c’est une humoriste de haut rang qui a sur la culture populaire américaine récente bien plus d’importance que la fifille Coppola.
      Comme Judd Apatow, les frères Farrelly, Ben Stiller, c’est de son côté qu’il faut voir la plus intéressante critique de la société américaine.. Tant pis pour mes collègues critiques, qui doivent rendre des comptes à leurs rédactions : c’est compliqué de vanter des films pour teen agers… Comme pour les Farrelly, ils attendront que Tina Fey ait envie d’un oscar et fasse un film « propret » pour voir en elle un femme de grand talent…

  3. Lise Bloch-Morhange dit :

    Ayant vécu quelques années aux Etats-Unis, j’ai été frappée à l’époque par l’importance du phénomène Presley dans la culture et la société américaines, phénomène que nous saisissons mal en Europe (ce serait trop long de développer). C’est ce qui m’attirait vers le film de la « fifille », comme vous dites cher Philippe: c’est autant le portrait du King que celui de Priscilla dont il s’agit, et les personnages devenant des mythes soulèvent bien des questions, bien des mystères. Ainsi hier j’ai revu par hasard sur Ciné + émotion « Virgin suicides »(1999), premier film de Sofia C. , et comment ne pas se poser des questions sur cette autre histoire vraie, ce suicide collectif des cinq adolescentes d’une famille très catho et très bourgeoise de Detroit? Juste montrer, poser des questions sans donner de réponses, avec un grand talent visuel, ce n’est déjà pas mal pour la « fifille »…

  4. Isa Mercure dit :

    Merci Lise pour ce compte rendu qui, une fois de plus me donne envie de voir une œuvre. Quant à ton échange avec Philippe Person, il m’amuse ayant été moi-même une fifillemais je m’en suis remise pas mal, heureusement…

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