Éternelle alchimie

Les critiques adressées à l’alchimie n’ont jamais manqué, y compris les condamnations officielles survenues tout au long de l’histoire. De celles qui ne voyaient en elle que l’œuvre de faussaires ou qui contestaient son efficacité (le médecin Avicenne, les philosophes des Lumières). Wikipedia nous dit : “Le Grand Œuvre est, en alchimie, la réalisation de la Pierre philosophale, de la Pierre philosophale en poudre, dite “poudre de projection”, ou de l’élixir philosophal, teinture active aux mêmes propriétés que la Pierre. Cette pierre ou cet agent est vu comme capable de transmuter les métaux, de guérison infaillible (panacée) et d’apporter l’immortalité.” Comme l’a montré dès 1956 Mircea Eliade, l’idée de la transmutation des métaux n’est pas nouvelle. Elle s’enracine dans le temps des premiers forgerons, plus de 1000 ans avant notre ère, dans les montagnes d’Arménie et dans des îles de ce qui ne s’appelait pas encore la Grèce. Empreints d’une vision sexualisée d’une terre qui accouchait des métaux, ces artisans cherchaient à leur manière à reproduire et à accélérer le même processus de transformation de la matière métallique vers plus de perfection.

Ces premiers ouvriers des métaux firent une autre découverte. Leur travail n’avait pas qu’une vocation matérielle, il impliquait aussi une dimension sacrée qui mettait en œuvre l’expérience intérieure de celui qui cherchait à transformer la matière. Par la transformation de la matière, l’homme se transformait lui-même et cette transformation de soi était aussi en même temps un ingrédient de la transmutation de la matière.

Avec le temps, ces savoirs empiriques se déplacèrent vers l’Égypte hellénistique. Là, Zosime de Panopolis, au 3e siècle, premier alchimiste véritable, s’appuyant sur l’ambiance d’une philosophie grecque qui avait déjà proposé les concepts d’atomes et d’unicité de la matière, développa dans ses écrits l’idée que celle-ci se composerait d’une partie fixe (le corps) et d’une partie volatile (l’esprit). Transmuter les métaux passerait via un processus permettant par le feu de faire passer l’esprit d’un corps à un autre.

Arrivèrent les Arabes et avec eux un développement sans précédent de savoirs qui pour la première fois prirent le nom d’alchimie (probablement issu du mot grec signifiant fondre). La rédaction de La Table d’Émeraude, texte énigmatique attribué au demi-dieu légendaire Hermès, date de cette époque. Puis, Jabir, Al-Razi, et d’autres, furent autant de praticiens et d’auteurs qui perfectionnèrent la pensée alchimique, la fondant le plus souvent sur l’usage du soufre et du mercure.

Les contacts entre monde arabe et monde chrétien favorisèrent la propagation de l’alchimie en Europe à partir du XIIe siècle. Elle y connut au fil des ans, de nouveaux développements qui s’accommodèrent fort bien des dogmes chrétiens. Le Christ n’était-il pas la véritable Pierre philosophale, celui par qui la rédemption du monde et le retour vers l’état qui avait précédé la Chute était rendu possible ? L’alchimie prit également en Europe, dans la continuité du monde arabe, une dimension médicale. Roger Bacon, Jean de Rupescissa, et surtout Paracelse (XVIe siècle, ci-contre) en furent les principaux tenants. Ce dernier, médecin suisse violemment opposé à la médecine de son temps, rejetait les théories jugées sclérosantes d’Aristote et de Galien, fondées sur les humeurs, sang, bile jaune, bile noire, phlegme. À la place, Paracelse développait l’idée d’un monde vivant dans toutes ses composantes, minérales, métalliques, animales, végétales, et animé d’un flux vital perpétuel. La maladie devenait de ce point de vue la manifestation d’une lutte entre des courants de vie qu’il s’agissait de remettre en harmonie, au besoin par le recours à des traitements alchimiques fondés sur l’utilisation du mercure, du soufre et du sel. Là encore, la finalité était la réintégration de la nature, y compris l’homme, dans son état primitif et stable, vision religieuse s’il en est.

L’alchimie atteignit son apogée au XVIIe siècle. Des scientifiques de premier plan (Newton) menaient des travaux tout à fait sérieux fondés sur ses hypothèses. C’était peu de temps avant son effondrement car le siècle des Lumières mit un terme assez brutal à ce qui apparut comme une impasse et un savoir désuet au regard de la science moderne. Antoine Lavoisier (1743-1794), qui se fichait pas mal de l’alchimie (et qui du reste n’en parlait pas) en fut l’exécuteur. Sa démonstration de l’existence des corps simples mit à mal la théorie alchimique d’une matière composée des quatre élément fondamentaux qu’étaient l’eau, la terre, le feu, et l’air.

Le rêve alchimique est toujours bien vivant et continue de résister aux «preuves» de son caractère inepte. Au XXe siècle, le médecin et psychanalyste Carl Jung (1875-1961), dans son ouvrage « Psychologie et alchimie », a réhabilité à sa manière le projet alchimique. Suggérant génialement que l’esprit et la matière sont deux aspects d’un même phénomène. Et que la vision moniste du monde proposée par l’alchimie s’accorde avec la volonté de remettre l’être humain à sa «juste place», dans la nature.

David Clair

Photo : Théophraste Paracelse, source : Wikipedia
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Livres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Éternelle alchimie

  1. Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,
    Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
    Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
    Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
    Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
    Charles Baudelaire, Projet d’un épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du mal.

    • David Clair dit :

      Cher André,
      Belle référence en effet que cette strophe des Fleurs du Mal.
      Alchimie et poésie vont si bien ensemble (il y aurait beaucoup à écrire à ce sujet).
      Quant à « Extraire la quintessence de chaque chose » : voilà un beau projet de vie !
      Bien à vous

  2. Objois Françoise dit :

    Merci pour ce rappel historique sur un sujet intemporel pour peu que l’on s’intéresse à son aspect symbolique. Je vous signale à ce propos ce livre d’Olivier Bérut, « La joie d’être au monde » qui s’appuie sur une analyse alchimique du « Dénombrement de Bethléem » de Pieter Brueghel l’ancien (Oeuvre au Noir, Oeuvre au Blanc, Oeuvre au Rouge).
    https://actu.fr/hauts-de-france/lille_59350/olivier-berut-ouvrage-delivre-message-reenchantons-monde_20748993.html

Les commentaires sont fermés.