De l’expression d’amour en version française

Sans doute que l’amour  est le plus puissant des carburants pour le moteur poétique. On croit avoir tout lu, s’être étonné de toutes les métaphores possibles, avoir sifflé intérieurement d’admiration devant une belle trouvaille imagée, il y a toujours un nouveau moyen de se faire attraper par un auteur inspiré. Dans la collection Poésies chez Gallimard, vient ainsi de (re) paraître « Vingt poèmes d’amour » par Pablo Neruda, un pack de vingt, chiffre bien carré évoquant un peu la promo de bière en supermarché mais le contenu est très largement à la hauteur de la promesse énoncée. C’est alors qu’un jour de tempête « au cœur de l’été », le poète chilien a cru voir dans le ciel des nuages voyageant « tels de blancs mouchoirs d’adieu ». Avouons qu’une telle pépite engage à lire la suite. On sent bien le vent, on voit bien les nuages qu’ils poussent et l’on pense à tous nos adieux passés et à venir. Pablo Neruda sait y faire, il parle donc d’amour, de ses mots à lui qui forment « un collier infini » pour quelqu’un dont les « blanches mains » sont douces comme le raisin. En plus le livre est bilingue ce qui fait en tout trois idiomes, car à l’espagnol et au français s’ajoute la traduction dont Umberto Eco disait qu’elle était la langue plus parlée au monde.

Le langage écrit espagnol est tellement proche de nous que l’on peut en deviner le sens sans se mettre les méninges en trompette. Parfois, dans le livre qui nous intéresse, la traduction fait quasiment du mot à mot quand dès le départ « Ebrio de trementina y largos besos » donne à l’arrivée « Ivre de térébenthine et de longs baisers », ce qui pourrait être aussi une originale façon de conclure une lettre en lieu et place des « biens sincères sentiments », expression qui fleure un peu trop la plate retenue.

La traduction sonne ici comme une poésie bis, un autre texte et l’on pense à Goethe qui aimait bien se lire traduit, d’autant disait-il  qu’il comprenait mieux ainsi ce qu’il avait voulu dire. C’est en ce sens que le mot « version » prend tout sens et sûrement que les versions chinoise ou hindoue donneraient des éclats et des goûts différents pour ce qui est des poètes.

Par exemple lorsque Neruda écrit « Me gustas cuando callas porque estás como ausente ». En langage réinterprété cela donne, « Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente ». Le traducteur en ligne Deepl quant à lui et sans affect, préfère traduire « quand tu es silencieuse ». Et c’est d’ailleurs étonnant de réaliser au passage qu’une célébrissime cantatrice grecque portait un patronyme qui signifiait « silence » en espagnol. En tout cas Neruda s’adressait ce faisant à quelqu’un qui était « comme la nuit, muette et constellée ». Et c’était bien d’amour dont il parlait. Langage doux à entendre avec dans la salive des effluves à l’orange et autres fragrances inouïes.

Dans les sorties poétiques de l’année et tout à l’opposé du propos de Neruda, on compte aussi aux éditions Allia, « Des poèmes et dessins de la fille née sans mère » par Francis Picabia, écrits lorsqu’il soignait une dépression à Gstaad ville davantage propice à la guérison d’une mélancolie on en conviendra, qu’une cité minière aux murs teintés de charbon. En 1918, cet ami d’Apollinaire avait alors 39 ans et était marié à une femme remarquable, Gabriële Buffet. À l’amour, du moins dans ce recueil aimablement dédié à ses neurologues, il préférait l’hermétisme biberonné au cubisme. C’était sûrement une façon pour lui de tenir à distance ses tourments maniaco-dépressifs quand il écrivait si joliment, « Voilà mon vêtement en cerf-volant de miel glacé ». Et à bien y réfléchir, son relatif hermétisme est bien moins étanche que celui de Mallarmé, on peut y trouver de petites portes qui donnent finalement à penser. En suédois -au hasard- son vers donne « Här är mitt honungsglaserade drakklädesplagg » ce qui n’est pas sans évoquer un embarquement sur un drakkar brise-glace et nous inviter un boire un vin chaud sur le pont, versé dans le crâne de notre meilleur ennemi.

Il paraît que Picabia est mort en 1951 des suites d’une « athérosclérose paralysante ». Alors que pour Neruda (1904-1973) la cause du décès avancée (cancer de la prostate) est moins certaine.La justice chilienne a en effet décidé de relancer l’enquête sur la mort du poète, prix Nobel de littérature. Elle devra déterminer si Neruda n’a pas en fait été aidé à mourir par les sbires du dictateur Augusto Pinochet. C’était la veille de son départ pour le Mexique d’où il comptait entretenir une opposition au despote. Le poète était aussi un homme politique, un diplomate et un intellectuel, présentant ainsi tous les critères pour se faire assassiner.

PHB

 

 

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Une réponse à De l’expression d’amour en version française

  1. jmc dit :

    Pour ceux qui auront aimé la lecture de ces poèmes de jeunesse -merci Philippe de nous signaler leur réédition -, je conseille le Chant général, moins touchant sans doute mais plus puissant, et magnifiquement traduit – trahi, donc 🙂 – en français chez Gallimard par Claude Couffon, l’un des meilleurs traducteurs de Lorca.

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