Une grand-mère bien-aimée

À quatre-vingt-dix ans, en 2018, ayant pensé entreprendre ses mémoires, Robert Badinter choisit de publier un livre au nom mystérieux: sur la couverture, sous la photo d’un visage de femme nimbé d’un halo, un mot s’inscrit en lettres rouges: IDISS. Un mot. Un seul mot. Un mot à la consonance étrange, inconnue, exotique. Dès le livre ouvert, nous sommes plongés dans un conte: «Avant la guerre, au temps de mon enfance, tous les vendredis, quand tombait la nuit, ma grand-mère Idiss allumait les bougies pour dire les prières du Shabbat.» Les autres membres de cet appartement bourgeois parisien vaquent à leurs occupations. Sauf un petit garçon qui guette sa grand-mère et s’approche. Elle aperçoit son reflet dans le miroir et le prend dans ses bras. Suivent d’autres noms mystérieux: «Idiss, ma grand-mère maternelle, était née en 1863 dans le Yiddishland, à la frontière occidentale de l’empire russe.» Plus de onze millions de juifs vivaient alors dans la misère des shtetels en Bessarabie, vaste région aux frontières vagues, s’étendant des pays Baltes à la mer Noire et de l’Empire allemand jusqu’à la Russie, tour à tour ottomane, russe, roumaine, soviétique, aujourd’hui moldave.

L’auteur poursuit avec des accents à la Gogol: «Tu dois savoir, me dit la voix secrète, qu’après le départ de son mari à l’armée du tsar, Idiss est restée seule avec ses deux fils.» Schulim parti en guerre, comment sa femme pourrait-elle nourrir leurs deux fils Avram et Naftoul dont l’aîné a quatre ans ? Elle essaie de vendre au marché nappes et serviettes brodées de sa main, aux goys habitant de l’autre côté de la rivière, près de l’église. Et comme dans un roman de Gogol, «Schulim revint, à la surprise générale, après cinq ans d’absence». Puis «du bonheur des retrouvailles naquit ma mère, Chifra». Elle naît le 14 septembre 1899 à Edenetz, dans cette Bessarabie alors russe.

Le conte prend rapidement des couleurs plus sombres, car à l’aube du vingtième siècle, les progroms anti juifs se déchainent, en particulier à Kichiniev. Les premiers, Avroum (23 ans) et Naftoul (21 ans) décident de rejoindre la Ville Lumière, et se débrouillent assez bien comme chiffonniers dans le quartier du Marais. Bientôt, Schulim rejoint ses deux fils. Ne disait-on pas dans tout le Yiddishland «Heureux comme un juif en France»? Les juifs n’avaient-ils pas acquis la nationalité française et les mêmes droits citoyens depuis 1791? Mais pour Idiss l’illettrée le grand saut fut le plus difficile. Son petit-fils nous en fait enfin l’aveu. Non seulement elle doit quitter son village et le shtetel avec sa fille Chifra et se rendre à l’autre bout du monde, mais elle ne sait ni lire ni écrire et ne parle que le yiddish. Mais elle est curieuse, s’essayera au français, mot par mot, écoutera sa fille Shifra dite Charlotte déclamer Racine, emmènera au cinéma son petit-fils Robert le samedi soir, et s’adaptera plutôt bien: «Ce fut le grand vent de la modernité qui transforma la condition d’Idiss.»

Le 26 juin 1920, Idiss est frappée au cœur à la mort «en bon juif» de son Schulim à cinquante-six ans, emporté par un cancer de l’estomac. Mais trois ans plus tard, le bonheur revient avec le mariage de Charlotte avec Simon Badinter à la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Leur second fils Robert rêvera longtemps à la rencontre de ses parents au bal des Bessarabiens de Paris…

Les années suivantes, Idiss a de quoi se réjouir: son beau-fils développe son entreprise de fourrure au plan international, ses deux petits-fils font de brillantes études, et tous s’installent bientôt dans un appartement de la bonne bourgeoisie de Passy. Mais le désastre guette à nouveau, alors que s’installent les années d’Occupation. Simon se réfugie le premier à Lyon, et presse sa famille de le rejoindre. «Pour Idiss, la vie quotidienne dans l’appartement n’était plus que privation et souffrances», raconte Robert Badinter, consacrant des pages terribles à la décision que dut prendre Charlotte de laisser sa mère mourir à Paris, veillée seulement par son fils Naftoul.

Cinquante ans plus tard, le 16 juillet 1992, lors de la commémoration du cinquantième anniversaire de la Rafle du Vel’d’Hiv, l’abolitionniste de la peine de mort a lancé à l’Assemblée, de toute sa voix tonnante et «sa force d’homme», ces paroles uniques: «Vous m’avez fait honte ! (….) Vous m’avez fait honte ! Il y a des moments où il est dit dans la Parole les morts vous écoutent !»

Contrairement à ce que l’on a cru et croit encore, ces paroles ne s’élevaient pas contre les chahuteurs ayant accueilli le président de la République par des cris et des injures, mais elles venaient d’Idiss disant à son petit-fils: «Les morts nous écoutent.»

Lise Bloch-Morhange

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3 réponses à Une grand-mère bien-aimée

  1. KRYS dit :

    Merci beaucoup Lise pour ce bon conseil de lecture, récit émouvant et sensible qui décrit l’installation en France puis le martyre d’une famille juive pendant la Shoah. On complétera avec profit sa lecture par le texte tout à fait exceptionnel de Bastien FRANCOIS, « Retrouver Estelle Moufflarge », publié chez Gallimard en 2024. Une enquête minutieuse et passionnante qui reconstitue la trajectoire d’une jeune orpheline entre 1927 et 1943, soeur jumelle de Dora Bruder.

  2. Inès van der Smit-Korbee dit :

    Chère Lise, quel beau texte ! Évoquer Robert Badinter en ces temps troubles agit comme une baume au cœurs meurtries !
    Comme la lecture du dernier livre de Delphine Horvilleur. Que l’humanité deviendra humaine à nenfin ! Cordialement Inès van der Smit-Korbee

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Merci Inès de votre beau commentaire. Vous l’avez compris: parler du livre de Robert Badinter sur sa grand-mère Idiss est une façon de parler de lui, et de le garder parmi nous…encore un peu…

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