Inexorable écriture

C’est dans l’abstraction, le secret d’un cabinet fantôme, derrière un fin paravent, qu’une main obstinée écrit nos destins. Cela semble particulièrement être le cas concernant Jeanne du Barry dont il a été fait un film sorti l’année dernière. Mais Maïwenn, réalisatrice et actrice, s’est arrêtée en route. Elle a bien commencé par le début mais a stoppé la narration bien avant la fin. Filmé et interprété avec un brio indéniable, son film a fait l’impasse sur la suite infernale. Où chaque pas de Jeanne du Barry semble la conduire inexorablement vers l’échafaud. Ce n’est pas tant la fin qui fascine du reste, elle soulèverait davantage le cœur, c’est cet itinéraire qu’emprunte l’ex-favorite de Louis XV, celle qui ne voit aucune des issues de secours qui bordent la route, qui ne flaire tout simplement pas le danger qui monte, qui se croit innocente, qui continue d’avancer, crâne et droite. L’un de ses biographes (1) décrivait en 1961 ce cheminement impitoyable. Et toutes ces options qu’elle aurait dû saisir, comme celle de rester en Angleterre plutôt que s’entêter à revenir au piège doré de Louveciennes. Car à un moment-clé, il finit par être trop tard pour enrayer le destin, comme l’écrit Jacques Levron.

Un passage de cap qu’elle n’a pas encore réalisé. Bien évidemment que pour un historien, le 17 septembre 1793, quand la Convention vote la loi sur les suspects, les carottes sont cuites. Il n’est toujours pas impossible de fuir à ce moment du calendrier, encore faudrait-il cesser de croire en sa bonne étoile. Le texte autorise l’arrestation de ceux qui «n’ayant rien fait contre la Liberté, n’ont rien fait pour elle». Autant dire qu’à cette aune, tout le monde peut perdre la tête et la machine va d’ailleurs s’emballer, au point plus tard de tuer certains de ses marionnettistes. L’exécuteur de Jeanne du Barry, Fouquier-Tinville, va envoyer comme ça 2.000 personnes à l’abattoir (dont beaucoup de femmes) avec des motifs variés, il suffisait d’être réputé riche et d’avoir un patronyme à particule ou plus simplement de déplaire à quelqu’un de bien placé. Le type de dénonciation dont Jeanne du Barry a été la cible est un travers humain très banal, on voit ça revenir  à intervalles réguliers. En temps de paix on appelle ça un « signalement », dans certains cas c’est même un devoir civique en cas de dénonciation de crime.

Jeanne Bécu, devenue Jeanne du Barry, n’avait plus rien pour plaire. Elle avait beau venir du peuple et s’intéresser aux évolutions de la société, une main écrivait sa fin au fur et à mesure qu’elle s’approchait de ses cinquante ans. Les « warnings » se multipliaient pourtant. Comme ce jour où son proche ami le duc de Brissac, lui aussi plutôt ouvert aux changements d’époque, fut extirpé d’un chariot où il était prisonnier avant d’être massacré et découpé en morceaux. Un de ses bourreaux enragés, raffiné faut voir comment, s’en alla expédier la tête par la fenêtre de Jeanne du Barry afin qu’elle retombât à ses pieds. Quiconque de faiblement avisé aurait alors pris les jambes à son cou. Pas elle, car elle était convaincue n’avoir rien fait de mal, des habitants de Louveciennes avait même écrit une lettre de soutien. Son entêtement était, avec le recul, désespérant.

Encore une fois la fin est bien connue, mais le film de Maïwenn suscite naturellement le besoin de la relire. Chaque page que nous tournons fait qu’on accompagne l’héroïne malgré elle à chaque étape, dégoûtés par les misérables qui avaient monté un dossier à charge sur mesure. Une somme d’âneries contenues dans ce mémoire destiné aux magistrats instructeurs où il était écrit par exemple: « Elle a toujours détesté la Révolution, propagé l’esprit contre-révolutionnaire, encouragé les détracteurs de la Révolution et protégé les royalistes. » Encore n’était-ce qu’une des têtes de chapitres, le détail étant de la même encre infantile.

Il est très peu probable qu’au pied de la guillotine, comme le veut la légende, elle ait imploré le bourreau de lui accorder « encore un instant ». Non ce fut plus banal, elle a crié, le cou a été mal sectionné. Et à Louveciennes ce sera « à qui arrivera le plus vite » afin de récupérer les biens de l’ancienne locataire.

Et pourtant on lui avait dit et redit. En mars 1793, neuf mois avant le couperet, elle était en Angleterre et là encore quelqu’un lui aurait soufflé qu’elle pourrait bien finir « comme Régulus » en franchissant la Manche dans l’autre sens. En allusion à un général romain périssant à Carthage en -256 avant Jésus-Christ, dans des conditions paraît-il pitoyables. Son biographe Jacques Levron suggère avec indulgence que Jeanne ne savait « peut-être pas très bien » qui était Régulus. Le visage du destin malfaisant, penché sur son écritoire, ne cessait de ricaner.

PHB

(1) « Madame du Barry ou la fin d’une courtisane », Berger-Levrault 1961
Illustration: détail d’une peinture de Agoty
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Une réponse à Inexorable écriture

  1. Pierre DERENNE dit :

    Le déni de Jeanne du Barry m’a rappelé celui de Irène Némirovsky. A la lecture de leurs destins, même si on connaît la fin, on se prend à espérer, en vain…
    Finalement William Shakespear a raison :
    Life’s but a walking shadow,
    A poor player that struts and frets his hour upon the stage, and then is heard no more:
    it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing.

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