Picasso in extenso

Quelques luthiers ont possiblement dû s’étrangler depuis les années vingt face aux deux guitares assemblées par Picasso, actuellement visibles au sein du musée parisien. Comme sur celle achevée en 1926, les matériaux utilisés sont la toile, les clous, les pitons. Nous sommes loin des fins bois d’érable, d’épicéa ou encore l’acajou dont on se sert afin d’assembler une guitare en vrai. Il nous est précisé que l’utilisation des clous peut en l’occurrence rappeler les poupées votives Kongo Nkisi Nkondi (bassin du Congo ndlr) dont le style intéressait les surréalistes en général et Picasso en particulier. Dans la seconde guitare que l’on ne voit pas ici, l’artiste a aussi utilisé de la corde, une serpillère et du papier journal. Louis Aragon parlera à ce sujet de « vrais déchets de la vie humaine, quelque chose de pauvre, de sale, de méprisé ». La recherche du beau n’était il est vrai, pas particulièrement parmi les objectifs poursuivis par l’une des grandes figures de proue du cubisme. En 1905 déjà, Guillaume Apollinaire avait écrit à son propos que « plus que tous les poètes, les sculpteurs et les autres peintres, cet Espagnol nous meurtrit comme un froid bref ». Implacable commentaire qui allait droit au but, valable y compris des années après. L’art révolutionnaire en cours n’était pas fait pour plaire mais pour atteindre, tel un strike sur un groupe de quilles de bowling.

En misant surtout sur sa collection, la plus grande au monde, le musée Picasso s’est lâché. Peut-être qu’un certain ras-le-bol des expositions thématiques s’était fait jour. Mis à part un espace réservé aux acquisitions de Léonce Rosenberg (très réussie par ailleurs), le magnifique hôtel Salé ou plus exactement l’hôtel Aubert de Fontenay bâti au 17e siècle, nous offre l’équivalent d’une belle randonnée sur trois étages et 22 salles, près de 400 œuvres, la plupart de Picasso. De ses réalisations de jeunesse à celles de ses dernières années où la disparition du brio originel, comme une évidence, comme un adieu, choque le regard. En tout cas nous sommes ici face à une saisissante galaxie de son art qu’il s’agisse de portraits, d’autoportraits, de paysages, de céramiques, de réalisations abstraites, de sculptures ou d’éléments de décor du monde de la scène. Ce vaste parcours a quelque chose d’hypnotique, du moins fascinant. La généreuse scénographie nous surprend. Même si l’on croit connaître Picasso, il y a encore des trouvailles, des trésors que l’on ne connaissait pas ou que l’on avait oubliés.

Ce parcours entre autres choses, il faudrait le refaire au moins une fois si on a le temps, nous montre comment ce génie possédait l’art du portrait. Comment il pouvait exécuter de façon plutôt classique mais magistrale la silhouette de Olga Khokhlova et déstructurer de façon quand même un peu inouïe, les visages de Marie-Thérèse Walter, Dora Maar ou Françoise Gilot, dans tous les cas ses compagnes. L’époque actuelle y voit l’emprise d’un homme, la signature d’un tyran, il n’empêche que sur le plan artistique, le résultat se pose toujours comme un défi à la concurrence. À propos de portrait d’ailleurs, le projet d’un monument à Apollinaire figure en bonne place sur le trajet et sa copie en grand dans la cour de l’hôtel Salé fait que l’on peut dire aujourd’hui, que cette idée refusée pour orner un jardin de Saint-Germain-des-Prés, existe désormais bel et bien. Elle a aussi le mérite de désigner vraiment le poète, au contraire du buste de Dora Maar (certes impressionnant) servant d’hommage absurde au milieu du square Laurent-Prache dans le 6e arrondissement de Paris.

Une pièce entière est d’ailleurs là pour rappeler au visiteur que Picasso non seulement fréquentait les poètes mais qu’il s’était aussi frotté à ce genre écrit qu’est la poésie. Il en avait écrit pas loin de 400, jouant ce faisant avec des supports variés comme en peinture, sur des bouts de journaux, carnets ou papier à dessin. Il avait dit de lui-même qu’il n’était « au fond » qu’un « poète ayant mal tourné ». Sans trop de regrets pourrait-on avancer, tellement la peinture lui fut davantage profitable en fin de mois. Ses amis Apollinaire ou Max Jacob en savaient quelque chose. Quant à son autre ami Paul Éluard, il avait -comme souvent- trouvé la formule adéquate en suggérant que Picasso était « devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée ».

Avec cette large exposition la présidente du musée Cécile Debray a voulu en quelque sorte et pour utiliser une expression à la mode, remettre l’église au centre du village, en affirmant « la spécificité et la mission première du Musée ». Il s’agit ici d’un déploiement chronologique, pertinent, et non tiré par les cheveux comme cela arrive souvent avec des mises en miroir bizarres. Il y a un point de départ et un point d’arrivée, notamment avec une dernière œuvre de Picasso, réalisée un an avant sa mort, trahissant le délitement douloureux d’un cerveau ayant toujours fonctionné tel un embrasement solaire.

PHB

« La collection revoir Picasso » musée Picasso, 5, rue de Thorigny, Paris 75003 (pas d’échéance datée), « Dans l’appartement de Léonce Rosenberg », jusqu’au 19 mai
Photos: ©PHB
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