Preuve par l’œuf

Objectivement, l’œuf-mayo constitue un barbarisme diététique. Affichant plus de 160 calories aux 100g, certes dépourvu de glucides, mais dégoulinant de lipides, il fait froncer le sourcil du nutritionniste le moins sourcilleux. La plupart des brasseries le traitent en scélératesse: jaune sec et sur-cuit, mayonnaise industrielle, et le flanquent d’une pathétique feuille de laitue aux abords de la flétrissure. Tant et si bien qu’il s’en est allé de l’offre des menus, frappé de ringardise. Conscient du risque de disparition de ce fleuron du répertoire gastronomique, le journaliste Claude Lebey (1) a parrainé, en 1987, une association de sauvegarde de l’œuf mayonnaise: afin de promouvoir et préserver ce patrimoine culinaire français. Curieusement, si on trouve, dans le Guide d’Auguste Escoffier (1903) des œufs durs couverts de béchamel ou de sauce Mornay, il ne répertorie aucune association avec la mayonnaise. En revanche, un nommé Antoine Bautté, cuisinier cosmopolite, dans un traité intitulé «Mille manières de préparer les œufs (1906)», les envisage, curieusement affublés d’anchois, de câpres, d’olives, de lamelles de betterave, dressés sur des croûtons. Mais il faudra attendre les années 1920 pour le voir apparaître dans les propositions des bistrots ou des bouillons, en alternative au hareng pommes à l’huile. Un plat populaire et peu coûteux.

Ainsi que l’indique son appellation, l’œuf-mayo se compose d’un œuf dur coupé en deux moitiés et d’une sauce mayonnaise en nappage. Certains y ajoutent quelques brimborions, une fine tuile de pain grillé, des pépites de noisette, de la macédoine de légumes, des pickles de choux rouge, une pincée de paprika, un parfum d’estragon….

La cuisson de l’œuf ne permet pas l’improvisation. Elle nécessite la précision d’un horloger suisse. L’œuf est d’abord ramené à température ambiante, pour éviter le choc thermique à la cuisson, susceptible d’en fêler la coquille. Un petit trou sera percé à sa base à l’aide d’une fine aiguille. Elle renferme une petite poche d’air physiologique qui s’évacuera sous l’effet de la chaleur. Sa persistance se traduirait par une encoche disgracieuse, affectant la parfaite sphéricité d’une moitié d’œuf présentable. L’œuf est plongé dans un bain d’eau bouillante salée, légèrement vinaigrée, pendant 8 minutes et 40 secondes, afin que le jaune demeure un peu fondant. Il est ensuite refroidit dans l’eau glacée, pour en stopper la cuisson. Il ne s’en écaillera que plus facilement. On le coupe alors en deux, dans le plus long diamètre.

Si Dieu a crée l’huile, l’homme a inventé la mayonnaise. On préfèrera celle de tournesol. L’émulsion est légèrement moutardée, poivrée comme il convient. Elle doit être souple, onctueuse, versée en quantité raisonnable, avec un petit plus permettant de saucer l’assiette. Une variante, l’œuf mimosa. Le jaune, un peu plus cuit, est extrait, haché, mélé d’un peu de ciboulette et incorporé à la mayonnaise. La purée ainsi constituée est replacée dans la cavité du blanc, restée béante, à l’aide d’une poche à douille. L’aspect évoque ainsi la fleur de l’arbuste du même nom.

Parmi la profusion d’œufs-mayo désormais disponibles dans Paris, relevons un cas particulier: celui du restaurant Voltaire. L’établissement se trouve installé au rez-de-chaussée du ci-devant hôtel de Villette, là ou mourut le grand homme, le 30 mai 1778. La carte affiche un œuf James, œuf-mayo enseveli sous un amoncellement de crudités, au coût imbattable de 90 centimes d’euros. La direction se fait un devoir de le maintenir à ce prix, l’entrée la moins chère de la capitale. Pas de méprise, toutefois, pour le reste des prestations, la maison tire au gros calibre et pratique volontiers les additions à trois chiffres.

Depuis 2018, chaque année, un championnat mondial s’organise. Ne peuvent concourir que les chefs affichant régulièrement des œufs-mayo sur leur carte. Le jury, pour se prononcer, prend en considération quatre critères: l’aspect général , la cuisson, les qualités gustatives, la pertinence de l’éventuel accompagnement. L’inventivité est également appréciée. Sébastien Devos, officiant à la Rôtisserie d’Argent, avait, en 2021, gagné la compétition avec une réalisation d’une réelle nouveauté: trois moitiés d’œuf, reposant sur un support fait d’une fine abaisse de pommes de terre boulangères, aromatisée d’une vinaigrette de jus de volaille. Il a, grâce à cela, triomphé d’un concours ou l’enjeu n’est pas mince. Le vainqueur reçoit un beau diplôme à afficher en devanture et peut prétendre, jusqu’au concours suivant, servir le meilleur œuf-mayo du monde. Ce qui, apparemment, fait marcher les affaires. Il fera, en outre, sienne cette fière devise: «si le temps passe, les œufs durent.»

Jean-Paul Demarez

(1) Du nom de James Lord, critique d’art américain, qui, dans les années 1950, avait son rond de serviette dans cette maison.
Illustration: ©PHB

 

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2 réponses à Preuve par l’œuf

  1. Jacques Ibanès dit :

    Voilà qui met en appétit de bon matin ! À noter que l’utilisation des œufs fermiers est interdite en restauration (pas de traçabilité et risque de salmonellose). Aussi, la plupart des restaurateurs usent d’une poudre d’œuf industrielle pour confectionner leur mayonnaise…

  2. L’œuf mayo jaune !

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