Les lieux d’un écrivain

Comment mieux évoquer Georges Perec qu’en se rendant sur quatre lieux qui furent essentiels dans sa vie et son œuvre? Écrivain inclassable entre tous, disparu à quarante-six ans, n’est-ce pas lui qui entreprit en 1969 une œuvre bien mystérieuse appelée «Lieux»? «Sur les lieux de Georges Perec» est la belle idée de Claire Zalc, «historienne des migrations et des persécutions» comme elle se définit, qui vient de consacrer sur France Culture à l’écrivain oulipien (1) une série de quatre émissions: «Rue Vilin», «Le moulin d’Andé», «Ellis Island», «Lubartow». Elle s’en explique: «Être né quelque part, être né autre part, les lieux sont des marqueurs, des stigmates parfois. Or au cours de mes enquêtes, je ne cesse de croiser Georges Perec, fils d’émigrés juifs polonais réfugiés en France, orphelin de la Shoah.» Voilà, c’est dit. Et cela explique sûrement l’émotion profonde qui nous saisit à l’écoute de toutes ces voix apportant leur témoignage rythmé par la musique, à commencer par le piano de Schubert et de Schumann…

Et la voix même de Perec, claire et précise, nous le dira dès le premier épisode «La rue Vilin, le lieu de l’enfance», cette petite rue du XXème arrondissement où il est né en 1936: «Je n’ai pas de souvenirs d’enfance.» (son livre mi-fictionnel «W ou le souvenir d’enfance» date de 1975).

Avant d’éclaircir ce mystère autour duquel tournent la vie et l’œuvre entières de l’écrivain, nous tombons sur un premier mystère: où donc se trouve cette rue Vilin si peu connue à Paris? Elle a presque complètement disparu, pratiquement rasée pour laisser place au parc de Belleville dans les années 1980, dit la voix du journaliste Denis Cosnard. Quel symbole, quelle ironie, quand on songe que Perec n’a pas voulu savoir pendant longtemps où se situait cette rue, puis se refusait à y aller, puis une fois sur place, ne se souvenait de rien. Il se souvient à peine qu’il habitait au 24 rue Vilin avec ses parents, et semble avoir oublié que ses deux grands-parents étaient installés au numéro 1. Tous venus de Pologne pour fuir le schtetel, tous humbles commerçants vivant entassés dans une humble rue parisienne grouillant d’immigrants.

«C’était comme un rideau de fer abaissé sur ces années», commente le biographe et ami Claude Burgelin. Et pour cause… Écoutons Georges: «J’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six, et j’ai passé la guerre dans des pensions de Villard-de-Lans.» Son père est mort sur le front en 1940, et sa mère sera raflée et déportée par le gouvernement de Vichy en 1943. «Lorsqu’il quitte Paris en août 42, poursuit l’ami Claude, Georges ne sait pas qu’il voit sa mère pour la dernière fois. Il perd tout souvenir de sa voix, de sa parole, victime d’une amnésie ravageuse. Et quand il se retrouvera face au 24, devant la porte et le panneau où on peut à peine lire «Atelier de coiffure», où travaillait sa mère, il ne poussera même pas la porte.»

Le second épisode se déroule au «Moulin d’Andé, le lieu de l’amour», au nord-est de l’Eure, au bord d’un bras de la Seine. Georges va s’enraciner plusieurs années dans cette célèbre résidence d’artistes (le résident Truffaut y tourne «Jules et Jim» en 1961). La voix doublement amie de Jean-Luc Joly, président de l’Association Georges Perec, évoque comme une évidence son amour violent pour la maîtresse des lieux, Suzanne Lipinska, «une beauté éblouissante seule avec ses trois enfants», héritière de la demeure, attachée à sa liberté. Bruits de clefs, bruits de pas, nous voilà dans la toute petite suite où l’écrivain écrit parfois des lettres à la femme aimée (on en écoute une), et s’attelle à «La disparition», œuvre unique où le « e », la lettre la plus utilisée de la langue française, est bannie. Bruit de machine à écrire. Georges écrit «six lignes par heure, huit heures par jour». Mais tandis que cliquette la machine et que bat son cœur, arrive Mai 68 qui envahit Paris. Claire Zalc pose alors la question: «Quand sait-on qu’on vit un moment historique?», en se demandant que faisait Georges Perec à Andé tandis que Paris bruissait de cris et de heurts.

Le troisième épisode, «Ellis Island, le lieu de passage» nous emmène dans un haut lieu mémoriel américain: entre 1892 et 1954, seize millions d’immigrants ont débarqué sur cette petite île pour être interrogés et examinés avant de pouvoir atteindre New York, leur Terre Promise (voir le film de James Gray «The immigrant», 2013). Georges Perec s’y rend en 1978 avec son ami cinéaste Robert Bober. Ils filment les décombres de «l’Ile des larmes», et la fine historienne Claire Zalc rappelle les fameuses lignes de l’écrivain confronté sur place à sa judéité: «Je ne sais pas très précisément ce que c’est d’être juif (…) une absence… un silence… »

Même constat lors du quatrième épisode, « Lubartow », le lieu des origines: elle revient sur les pas de Georges Perec, venu une seule fois sur les traces de ses origines juives polonaises disparues dans les limbes de «l’Histoire avec la grande H», comme il disait.

Lise Bloch-Morhange

France Culture, «Sur les lieux de Georges Perec», série documentaire de Claire Zalc réalisée par Diphy Mariani
(1) Oulipo: groupe de recherche littéraire fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain et Raymond Queneau
Illustration: ©PHB

 

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4 réponses à Les lieux d’un écrivain

  1. Et, autre cas, à l’expo du Mucem, l’on voulait nous faire accroire que l’écrivain Giono était né dans les tranchées de 14 !

    • Philippe PERSON dit :

      Ce qui est vrai, c’est la conception de Louis Aragon dans la rotonde du Parc Monceau, qui servait de garçonnière à son préfet de père !

  2. Philippe PERSON dit :

    J’aurais peut-être rajouté un autre lieu : le café de la Mairie… là où il écrivait en sortant de la rue des Canettes, là où il vivait…
    D’où « tentative d’épuisement d’un lieu parisien »… et le scénario pour sa compagne des « Jeux de la comtesse Doelingen de Gratz »
    Person-nellement, j’ai croisé pendant mes années Sciences-Po de nombreuses fois Georges boulevard Saint Germain, souvent au niveau du Rouquet ou du Bizuth (repaire des sciences po devenu depuis quelques années Le Boudoir !)…
    Crétin que j’étais de dix-huit ans, je lui adressais un sourire… il me répondait de la même façon… Et je n’ai jamais osé l’aborder… Je le regrette infiniment maintenant…
    Merci Lise de contribuer à la renommée de l’ami Georges…

  3. Krys dit :

    Je me souviens de Perec géographe
    Je me souviens de ses souvenirs d’enfance
    Je me souviens de Perec voyageur
    Sensible à de si nombreux détails
    Je me souviens
    Merci Lise pour ces rappels de lecture
    Et d’écoute.
    Perec toujours avec bonheur et sensibilité

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