Plus de chagrin que de pitié

Ceux qui l’ont vécu s’en souviennent encore. Le 14 avril 1971, sortait à Paris, au Saint-Séverin, petit cinéma d’art et d’essai du Quartier Latin, le film documentaire « Le chagrin et la pitié ». Alors que l’on célèbre cette année le 80e anniversaire de la Libération, la chaîne Arte a judicieusement programmé le 10 avril dernier un documentaire sur le documentaire, « Le chagrin et la pitié : la France de Vichy dynamitée », tourné l’an dernier par le réalisateur Joseph Beauregard. Mais pourquoi ceux qui ont vécu la sortie du film s’en souviennent-ils encore ? D’abord parce que l’ORTF d’alors, sous la coupe directe du pouvoir gaulliste, avait refusé de projeter le film, acheté par 27 pays et sélectionné aux Oscars. Et que ce film sur l’Occupation devint rapidement un formidable objet de controverse, pris dans les conflits post Mai 68, et sans doute aussi parce qu’il ne faisait preuve, contrairement à son titre, « d’aucune pitié », comme le souligne à l’écran le critique Samuel Blumenfeld. Ce qu’illustrent les premières images du documentaire de Joseph Beauregard s’ouvrant par des vœux de bonne année du général de Gaulle, puis des images d’émeute de Mai 68. Nous voilà fixés. Il faut dire aussi que ce documentaire témoignait d’une telle qualité dramatique que dès sa sortie et jusqu’à maintenant, on l’a toujours considéré comme un film plutôt qu’un simple documentaire. Mais qui était l’auteur de cette œuvre tranchant sur l’ordinaire des productions commerciales glorifiant depuis la fin de la guerre, soit depuis vingt-six ans, tous ces héros ayant combattu l’ennemi dans l’ombre ?

Le réalisateur nous rappelle qu’il était tout simplement le fils unique du génie du cinéma Max Ophuls (1902-1957, l’auteur de « Lettre d’une inconnue », « La ronde », « Le plaisir », « Lola Montes », 1955, son dernier film considéré comme son chef-d’œuvre). Ce fils Marcel, né en 1927, avait suivi le destin aventureux de ses parents juifs, quittant l’Allemagne pour la France, puis pour Hollywood, pour revenir en France en 1949. Il avait collaboré avec son père sur « Lola Montès », mais son génie de père étant convaincu que le cinéma ne passerait pas le tournant du siècle, il ne savait trop quoi faire. François Truffaut le prit sous son aile, nous dit la voix sonore de Joseph Beauregard, tandis que celle traînante de Marcel Ophuls nous confie que pour « faire bouillir la marmite », il se rapprocha en 1966 d’une bande de révoltés de l’ORTF, dont André Harris et Alain de Sédouy, souhaitant « briser la censure gaulliste et les bondieuseries ».

Puis vint Mai 68. Les révoltés de l’ORTF furent remerciés, Marcel se retrouva à Lausanne et persuada une société suisse de financer à 70% un documentaire sur l’Occupation française. Au scénario, Harris, Sédouy et Ophuls. Comme pour toutes les œuvres qui se trouvent par la suite élevées au rang de mythe, leur naissance demeure quelque peu mystérieuse, et Marcel demeure un peu confus notamment quant au choix de Clermont-Ferrand et sa région pour tourner leur film en 1969, évoquant la proximité de Lyon et de Vichy, et le nom du grand résistant d’Astier de la Vigerie. L’idée étant de se mettre dans la peau des jeunes d’alors demandant à leur père « Dis donc papa, qu’as-tu fait pendant ces années sombres ? » Mais Marcel Ophuls confessera à la toute fin: « Nous étions naïfs. Nous n’avions pas pressenti la controverse. »

Surprenant aveu de l’auteur de ces quatre heures (oui, quatre heures) d’interviews de collabos autant que de résistants. À l’époque, l’effet fut dévastateur et la version gaullienne d’une nation entière de résistants vola en éclat. Joseph Beauregard nous donne à voir en 60 minutes les extraits à son avis les plus significatifs, commentés par une pléiade d’historiens. À commencer par celui d’un certain Marius Klein, commerçant en chaussettes de Clermont-Ferrand, pris dans les rets de la caméra, nous racontant son empressement à se faire reconnaître « de religion catholique » et à dissiper tout malentendu sur son nom. Les juifs arrêtés, raflés, envoyés dans les camps ? Pas concerné, puisqu’il n’était pas juif. Son regard fuyant et son demi-sourire sont inoubliables. Suivent l’interview de René de Chambrun, gendre de Laval, puis celle du fameux Christian de La Mazière, engagé dans la division Waffen SS-Charlemagne. Lunettes fumées, très à l’aise, il répond à Andrew Harris qu’il pouvait en effet se définir en 1941 « comme un jeune fasciste ». L’officier allemand Helmuth Tausend, lui, visage gras, gros cigare et dents en or, n’était tout simplement pas concerné par la population alentour.

Les beaux visages plein écran de Pierre Mendès-France, arrêté et jeté dans la prison de Clermont-Ferrand dont il s’évadera, comme celui de cet autre grand résistant de 17 ans Claude Lévy, déporté, sont censés faire contrepoids. Tout comme les deux frères Grave, paysans, déportés, vrais personnages de comédie populaires, eux aussi inoubliables.
Mais malgré ces « héros », l’impression générale de ces soixante minutes demeure celle des quatre heures de 1971: l’effet est accablant. Si la France de Vichy s’y montre compromise à jamais, on peut comprendre que les résistants encore vivants d’alors, ayant atteint la cinquantaine, ne se soient pas reconnus dans ce film impitoyable.

Lise Bloch-Morhange

Voir sur Arte, jusqu’au 24.10.24
Source image: collection Christophe L
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4 réponses à Plus de chagrin que de pitié

  1. Philippe PERSON dit :

    Chère Lise,
    je ne me souvenais pas de l’histoire de « Marius Klein »… C’est peut-être pour ça que le film de Joseph Losey s’appelle « Monsieur Klein » puisque c’est la même histoire… sauf que Losey a donné au personnage une autre dimension que celle d’un boutiquier médiocre…
    Dans le genre, il faut se rappeler que Guitry avait écrit un texte pas très ragoûtant contre la « calomnie »qui le prétendait juif… De même Charles Trenet, accusé par un torchon d’extrême-droite de ne pas s’appelet Trenet… mais Netter…
    Mais le pire, bien sûr, est la réclame de l’époque d’un opticien toujours en fonction : « Lissac, n’est pas Isaac »

    De Marcel Ophüls, il faut aussi voir « Veillées d’armes » sur les journalistes en guerre en Yougoslavie..;

    • LISE BLOCH MORHANGE dit :

      Cher Philippe,
      dans son documentaire, Joseph Beauregard ne manque pas de rappeler les films qui ont suivi « Le Chagrin et la pitié », les critiques assurant même qu’ils en découlent directement, dont: « Lacombe Lucien » (1974) de Louis Malle, co-écrit avec Patrick Modiano; « Monsieur Klein » (1976) de Joseph Losey, à l’origine un projet de Costa-Gavras pour Jean-Paul Belmondo, dont Alain Delon fut co-producteur. Nous voyons également le film programmé à New-York, devenu un « objet » à la mode, puisque dans « Annie Hall »(1977) Diane Keaton répond à Woody Allen qu’elle n’a pas envie d’aller voir une deuxième fois un film sur les nazis! Et rappelons incidemment que l’on voit Simone Veil menacer de démissionner du conseil d’administration de l’ORTF si le « Chagrin et la pitié » est projeté à la télévision en …1971.

  2. Krys dit :

    Nul ne peut ignorer cette leçon d’histoire. Espérons le… Ce documentaire pionnier n’a cependant pas la force des travaux de Lanzmann. Merci Lise pour votre billet.

    • LISE BLOCH MORHANGE dit :

      Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le fameux débat de « l’unicité de la Shoah » chère à Claude Lanzmann pour s’intéresser à un film documentaire qui révolutionna la France en 1971. Ni pour se demander ce qu’il peut représenter aujourd’hui.

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