Si Beethoven m’était conté

Chaque fois, chaque année, Laurence Equilbey fait encore plus fort, en toute modestie pourrait-on dire, même si la maestra française est connue dans le monde entier depuis les années 80, à une époque où les femmes à la baguette n’existaient pas. Elle a étudié la musique à Paris, Vienne et Londres, et dès 1991, elle a fondé le premier chœur français professionnel Accentus (baroque, romantique, a cappella, contemporain). Ensuite, elle a créé sa propre phalange sur instruments anciens Insula orchestra en 2012. Et depuis l’ouverture en 2017 du vaisseau de verre et de bois de la Seine musicale posé sur la pointe aval de l’île Seguin à Boulogne (faisant pendant à celui de la Philharmonie de Paris à l’extrême Est), elle préside à la programmation de l’auditorium (classique, opéra, contemporain). Dès son premier concert, elle a imposé sa marque qui est de mettre la musique classique en scène, et on se souvient encore de cette «Création» de Haydn confiée à la Fura dels Baus, fameux collectif catalan bousculant depuis quarante ans avec ardeur et fureur les règles de la mise en scène. Projections vidéo, jets de lumière, multiples dispositifs, grue, filins, ballons, et cet aquarium au premier plan, artistes sautant, grimpant ou s’immergeant tandis que l’orchestre, les chœurs et les solistes déroulaient imperturbablement les étapes de la Création du monde.

Depuis, elle continue à nous surprendre d’année en année, choisissant par exemple l’an dernier de célébrer les trente ans d’Accentus par des pages rares de Mendelssohn jamais programmées. Peu avant, en février, elle nous a beaucoup bousculé avec le « Requiem » de Fauré. On sait que les mélomanes en connaissent la moindre note, et que leur rêve est d’entendre en salle, au minimum une fois dans leur vie, le « Pie Jesu » et « l’Agnus Dei », sommets d’extase tranquille. Laurence avait demandé à un certain « artiste visuel » anglais nommé Mat Collishaw de concevoir une installation vidéo projetée sur un immense écran en toile de fond. Et tandis que se déroulaient les sublimes mouvements, on regardait défiler une tour d’habitation désertée, des vautours dévorant des cadavres, et des vieillards, hommes et femmes, sur leur lit de mort, jusqu’à l’ultime seconde. Peut-être l’œuvre est-elle trop connue pour supporter de telles images, chacun en ayant une image intérieure formée au cours de sa vie, mais on avait tout à fait le droit de trouver le choc un peu trop rude et de … fermer les yeux !

Rien de tel avec la reprise de «Schumann, La Nuit des Rois», proposée peu après, regroupant un peu arbitrairement quatre ballades méconnues du compositeur, comme Laurence sait les dénicher. Pour unifier les contes, d’abord moyenâgeux puis romantiques, la patronne de la Seine musicale fit appel au metteur en scène Antonin Baudry (BD « Quai d’Orsay », film « Le chant du loup » 2018). Gageure tenue, mais plus que tout, quelle beauté dans les accents musicaux et les sonorités du chœur réparti dans toute la salle !

Sans que l’on sache vraiment pourquoi, Laurence Equilbey fait appel au même Antonin Baudry pour sa prochaine production, totalement différente: rien moins que du Beethoven en Space Opera manga immersif à 360 degrés! Le projet remonte à 2021, et comme toujours, résulte d’un ensemble de circonstances auxquelles la maestra-productrice-programmatrice seule peut imaginer une cohérence. Tout débute lorsque pourtant peu portée a priori sur le manga mais l’esprit toujours curieux, elle établit un partenariat avec la «Human Academy, école de manga d’Angoulême». Lors d’une visite sur place, en voyant les dessins proposés par les étudiants, quelque chose fait mystérieusement tilt dans sa tête avec deux musiques de scènes de Beethoven, « Le Roi Stephan » et « Les Ruines d’Athènes ». Deux « pièces de circonstance » comme on dit, commandées pour l’inauguration du grand théâtre de Pest édifié par François 1er d’Autriche pour célébrer en 1912 la fidélité de la Hongrie à la monarchie autrichienne. « Ces ouvertures font partie des œuvres orchestrales les moins jouées du compositeur », comme le dit platement Google. « Des perles oubliées », comme le dit et les aime Laurence.

Apprenant alors que le président Macron himself vient de propulser le projet «France 2030» doté de 54 milliards d’euros permettant de «répondre aux défis technologiques et environnementaux de manière compétitive» (sic !), voilà Laurence imaginant un projet fou combinant les trois éléments : un spectacle Beethoven manga immersif projeté sur 360 degrés! Projet présenté, projet accepté!

Ne restait plus qu’à fignoler le scénario avec Antonin Baudry en fusionnant les deux œuvres pour raconter l’odyssée de Stephan et ses amis fuyant en vaisseau leur planète dévastée, et à faire appel à de multiples techniques d’avant-garde (20 graphistes, écran de plus de 300 m2 intégré dans une surface panoramique de 500 m2, animation, BD, manga, speed painting, IAs pour obtenir des images gigantesques, etc.).

Tournant la tête de tous côtés à la Seine musicale, enveloppés de musique, les yeux écarquillés, Beethoven et son librettiste August Kotzebue seraient bien étonnés de voir leurs « œuvres de circonstance » devenues un Space Opera immersif …

Lise Bloch-Morhange

« Beethoven Wars. Un combat pour la paix », direction Laurence Equilbey, Seine Musicale, Boulogne-Billancourt. Jeudi 23 mai 2024 à 20h, Samedi 25 mai à 16h30 et 20 h, Dimanche 26 mai à 16h30 et 20 h. En tournée, France et Asie dès 2025.
Avant de se rendre à la Seine musicale, ne pas oublier Les Musicales de Bagatelle, où la Fondation Banque populaire présente chaque année dans l’Orangerie des jeunes de grand talent encadrés par des  stars. 18 et 19 mai 2024, 4 concerts, 29 musiciens.
Photo d’ouverture: Laurence Equilbey en 2012 à la salle Gaveau, @Julien Mignot, source: http://laurenceequilbey.com
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Une réponse à Si Beethoven m’était conté

  1. KRYS dit :

    Vive Laurence Equilbey, magicienne de la musique et de l’art « total »
    Quelle chance pour la « Seine Musicale !
    Il y a eu aussi récemment un magique Messie de Haendel.

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