Culteluphilie (1)

Le couteau laguiole (prononcer layol’) a parcouru tous les degrés de l’institution juridictionnelle, tribunal de grande instance, cours d’appel, cour de cassation, cour européenne de justice. Il découle de toutes ces étapes des attendus définitifs: la commune de Laguiole est connue pour ses couteaux et non l’inverse, ces couteaux sont fabriqués, depuis le XIXe siècle…principalement à Thiers, lorsque ce n’est pas, de nos jours, en Chine ou au Pakistan. Le couteau dit laguiole ne constitue pas une marque commerciale, mais la désignation d’une forme particulière, quel que soit son lieu de production (2). Il s’agit par conséquent d’une appellation générique,  non susceptible de faire l’objet de normes de fabrication ou de qualité. À l’amateur de savoir ce qu’il achète, en fonction du nom du fabricant et du lieu de confection, précisés, le cas échéant, sur la lame. Comme tous les couteaux pliants, autrement dénommés canifs fermants, le couteau laguiole se compose d’une lame et d’un manche, reliés par une articulation. Celle-ci est « à cran forcé », en ce sens qu’un ressort se place en appui sur le talon de la lame, une petite plaque de métal arrêtant la lame en position ouverte. En forme d’abeille (ou mouche), elle identifie le laguiole. Mais des variantes se rencontrent, fleur, rosace, feuille d’arbre, équerre et compas. Voire même, au cours de notre histoire, bonnet phrygien ou profil de Napoléon III.

Le modèle de base, dont le profil s’inspire d’une jambe de femme, peut se compléter d’un tire- bouchon, d’un poinçon, voir des deux. N’oublions pas, concernant le tire-bouchon, le rôle majeur des Aveyronnais dans la vente de la limonade, terme pudique dissimulant le négoce du vin bouché. Et s’agissant du poinçon, l’usage que le bouvier pouvait en faire, pour percer toute pièce de cuir de l’attelage nécessitant d’être retendu d’un cran. Le manche du laguiole rustique est garni de deux plaques de corne, le bourgeois s’orne de bois choisis, olivier, genévrier, ébène, et l’aristocrate, de vieil ivoire…

Dès 1997, la cour d’appel de Grenoble avait estimé que « le port et le transport d’un laguiole est libre, dans la mesure où il s’agit d’un couteau pliant non muni d’un dispositif de blocage de la lame, permettant de le transformer en poignard ». Le législateur l’a suivi, classant ce genre d’objet comme une arme de la catégorie D (3), dont l’acquisition, la détention et le transport sont libres, quelle que soit la longueur de la lame. A condition, bien sûr, de ne pas le transformer en « arme par destination », en le brandissant sous le nez d’un quidam, avec la volonté manifeste de lui nuire. En dehors de cette situation excessive, on a affaire à un simple outil, dont le port découle d’ un « motif légitime », c’est-à-dire « qu’il présente des caractéristiques d’utilisation en rapport à l’activité pour laquelle il est effectivement utilisé »(4). Il suffira, dès lors que sa possession est paisible, de préciser, à l’interrogation d’un agent de la force publique, sa vocation d’ustensile de table. Il demeure toutefois prohibé à bord d’un aéronef, depuis que des malfaisants l’ont employé pour menacer le personnel navigant commercial.

La diffusion du couteau pliant par les colporteurs a donné naissance, dans nos campagnes, à un rituel particulier. Lors de la pause de midi, placé au plus haut bout de la table, trônait le maître de maison. Par le claquement de la lame de son couteau, en début et en fin de repas, il marquait son autorité sur les gens vivant sous son toit. Après avoir récité le bénédicité, tracé une croix de la pointe sur une boule de pain, puis tranché l’entame, il donnait le signal du service. Chacun des commis de ferme et des bergers tirait de sa poche son propre couteau pliant. L’instrument était l’apanage des mâles, dès l’entrée dans l’âge viril. Les femmes ne disposaient, elles, que des modèles à lame fixe, rangés dans le tiroir du buffet. Une fois la dernière bouchée, et le dernier trait de vin ou de cidre bu, le patron refermait son couteau, les femmes pouvaient desservir, et les hommes retourner à leur besogne. Toute parole inutile était évitée. Le monde rural n’était pas un monde de bavards.

Depuis 1979, l’Aveyron décerne à tout nouveau Président de la République en visite dans le département un laguiole. Valéry Giscard d’Estaing a reçu le sien, contre une menue pièce de monnaie. François Mitterrand et Jacques Chirac itou. Nicolas Sarkozy de même et il prend plaisir à en offrir, ceux du designer Wilmotte, dont Carla raffole. François Hollande possède un rare exemplaire orné de métal issu de la Tour Eiffel. Emmanuel Macron s’est vu remettre le sien, lors d’un passage à Rodez. On peut l’imaginer, à la table de l’Élysée, fermant son laguiole d’un claquement sec, pour renvoyer les ministres au travail, ainsi que des journaliers…. On peut, d’ailleurs, tout imaginer.

Jean-Paul Demarez

(1) Culteluphilie : fait de collectionner les couteaux
(2) Cour d’appel de Riom, arrêt 411/98 du 1er juillet 1998
(3) Loi n°2012-304 du 6 mars 2012
(4) Réponse du ministre de l’intérieur, JO du 26/11/2013, page 12419
Photos: ©PHB
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Une réponse à Culteluphilie (1)

  1. Jean V. dit :

    Merci pour cet article. Le poinçon servait essentiellement à percer la panse des bêtes gonflée par le météorisme. Pour la prononciation plutôt layole que layol’

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