Les jardins féériques d’Albert Kahn

C’est un havre de paix, un paradis exotique aux portes de Paris. L’ancienne propriété du banquier philanthrope Albert Kahn (1860-1940) comprend un fabuleux jardin à scènes paysagères de 4 hectares, une Maison des Illustres revisitée dont un musée flambant neuf conçu par l’architecte japonais Kengo Kuma. Fils de négociants en bestiaux à la réussite spectaculaire, Albert Kahn, dans un idéal de paix, mit sa fortune au service de la connaissance, du progrès et de l’entente entre les peuples. Parmi les nombreuses réalisations de cet humaniste éclairé figurent Les Archives de la Planète, une collection d’images photographiques et cinématographiques commandées à une douzaine d’opérateurs durant le premier tiers du XXe siècle, une sorte d’inventaire visuel du monde. Cet amoureux de la nature fit également produire des milliers d’images en couleurs de son jardin de Boulogne et de celui de Cap-Martin, sur la Riviera, aujourd’hui disparu. L’exposition actuelle, “Natures vivantes”, présente une partie de ces images exceptionnelles, pour la plupart inédites, aux côtés de plantes “animées” issues des films scientifiques du Dr Jean Comandon (1877-1970) et de créations d’artistes contemporains. Bienvenue dans le monde merveilleux d’Albert Kahn !

Dans les 30 premières années du XXe siècle, en parallèle de son projet Les Archives de la Planète, Albert Kahn, passionné par le végétal, fait donc photographier et filmer les deux jardins de ses propriétés de Boulogne et de Cap-Martin. Plus de 5000 de ces merveilleuses photographies couleur sur plaques de verre appelées autochromes, au charme indescriptible, et environ 7 heures de films (soit 171 bobines référencées), sont ainsi produites. Entre deux missions au bout du monde, les opérateurs y affutent leur pratique, faisant de ces deux sites exceptionnels leurs terrains d’expérimentations techniques et esthétiques. Près de 200 autochromes nous sont ici montrées, accompagnées de films et documents d’archives, attestant de la luxuriance des végétaux, véritables “Natures vivantes”, et de la beauté des lieux.

Roses, iris, rhododendrons, hortensias, chrysanthèmes, prunus à fleurs roses… pour le jardin de Boulogne. Agaves, palmiers, bananiers, pins, giroflées, renoncules, primevères de Chine… pour celui de Cap-Martin. Les teintes sont lumineuses et éclatantes : orangées, roses, bleu pâle… ; les couchers de soleil, une splendeur. Des invités de prestige arpentent ces décors de rêve, immortalisés par l’objectif: l’écrivain et philosophe indien Rabindranath Tagore (1861-1941, photo d’ouverture), l’ami Henri Bergson (1859-1941), le prince et la princesse Asaka, le prince et la princesse de Corée, des ecclésiastiques, des étudiants… Savants, chercheurs et poètes, tous passionnés de botanique, se pressent dans les jardins du banquier philanthrope.

Par ailleurs, Albert Kahn fait installer au cœur du jardin boulonnais un laboratoire d’étude du vivant qu’il confie au pionnier du cinéma scientifique Jean Comandon. Le biologiste utilise la technique du “time-lapse”: il filme les végétaux à très lente cadence sur une longue durée, puis projette les films en accéléré, rendant perceptibles des phénomènes qui ne le sont pas en temps réel. “Épanouissement de quelques fleurs” (1919) et “La croissance des végétaux” (1928-1929), montrés ici dans l’exposition, étaient régulièrement projetés aux invités, le premier pas moins de 230 fois! Une séance sur le chèvrefeuille précise en introduction “Le Chèvrefeuille est Senestrogyre, la tige s’enroule à gauche. (Une seconde de projection représente deux heures.)”

Aux côtés des autochromes et des films, sont présentées des œuvres historiques, tels des tableaux réalisés par le peintre Mathurin Méheut (1882-1958) pour Cap-Martin ou encore l’affiche d’ouverture du jardin de Boulogne au public en 1937 “Visitez le jardin japonais et la forêt vosgienne”, et des œuvres contemporaines ainsi que quelques créations d’artistes invités, en dialogue avec le jardin et ses images, signées Massao Mascaro, Marine Lanier ou encore Suzanne Lafont. L’artiste belge Kristof Vranken, avec “The sustainist gaze”, a ainsi réalisé des tirages au charbon à partir de branches d’arbres récoltées dans la forêt vosgienne.

Après avoir admiré ces jardins enchanteurs via le prisme de l’image, quel bonheur de se promener ensuite dans celui qui s’offre à nous et que son ancien propriétaire concevait comme le symbole d’une coexistence possible et harmonieuse entre les peuples: le jardin japonais, témoin de l’affection du mécène pour ce pays, avec son élégant pont rouge, ses charmantes petites allées, son bassin et ses gros poissons ou encore ses authentiques maisons de bois, le jardin anglais et son cottage pittoresque, le jardin français avec son style si régulier, le verger-roseraie, la forêt dorée, la forêt bleue et cette incroyable forêt vosgienne évoquant le paysage natal du banquier. Tout cela à quelques pas de la station de métro Boulogne Pont de Saint-Cloud!

Isabelle Fauvel

Les Soirées de Paris ont consacré deux autres articles, par le passé, au Musée Albert-Kahn: “Saisissants autochromes japonais”  et “Auto-Kahn”
“Natures vivantes. Images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn” jusqu’au 31 décembre 2024 au Musée départemental Albert-Kahn 2 rue du Port Boulogne Billancourt, du mardi au dimanche de 11h à 18h et jusqu’à 19h d’avril à septembre.
Catalogue de l’exposition, coédition musée départemental Albert-Kahn-Atelier EXB, 272 pages, environ 100 autochromes et illustrations, 39 euros.
 Photos: ©Isabelle Fauvel
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Une réponse à Les jardins féériques d’Albert Kahn

  1. Sélaudoux Marie-José dit :

    Quel bain frais et coloré nous arrive dans ce monde brutal, comme une bouffée d’oxygène!

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