La leçon de tango

Il est huissier. Il a l’habitude de grimper pesamment aux étages pour délivrer des injonctions. Et parfois, il est accompagné de la police, d’un serrurier et de déménageurs. Il a repris l’étude de son père. Dans une scène singulièrement étouffante, on voit Jean-Claude Delsard accueillir, avec sa collaboratrice,  un nouveau venu. Pour l’occasion on débouche le champagne, mais les mots ne viennent pas. Rien ne vient déclencher ce que l’on pourrait appeler un début de conversation. Et puis quand l’assistante ou clerc s’absente, on comprend avec le tutoiement soudain entre les deux hommes que le petit nouveau est le fils du premier. Et que la continuité de ce métier de chien, ingrat, peut-être bien payé, sera assurée. Personne ne rigole dans le bureau empli de dossiers et de tampons et rien qu’avec tout ça il serait bien difficile de bâtir une histoire, bien compliqué d’en faire un film. Et encore moins une poésie à moins que l’on ne trouve le moyen d’en détourner le sens. Mais l’auteur Stéphane Brizé, avec son film (2005) parfaitement titré « Je ne suis pas là pour être aimé », a réalisé ce tour de force. Grâce au tango et sa science spatiale du déplacement.

On pourrait dire aussi grâce à Patrick Chesnais (pour l’huissier) et Anne Consigny (pour la danseuse) tellement ces deux-là, étaient pour se croiser dans ce film que la chaîne Arte offre dans ses rayons pleins de surprises, jusqu’en octobre. L’histoire est cousue de fil dore et la raconter ne détruit aucun suspense tant le plaisir subtilement diffusé se situe ailleurs, quelque part entre le cerveau et la surface de l’abdomen.

La vie de Jean-Claude Delsard est désespérante. Elle ne semble rythmée que par les visites à son vieux père, lequel accable son fils de ses manifestations de mauvaise humeur. Pour le reste il pratique ce métier toxique qui tue au point que son médecin lui conseille de faire un peu d’activité physique. Suggestion qui va diriger l’huissier sur un cours de tango qu’il avait repéré sous les fenêtres de son étude. Et puis il y a Françoise, sur le point de se marier et qui voudrait ouvrir le bal de la cérémonie, enlacée sur une piste avec son mari. Sauf que ce dernier ne pense qu’à son roman en panne et que nous nous disons in petto, comme nos grands-mères, « mais quel bonnet de nuit celui-là ».

Et ce qui devait arriver arriva, les deux dansent ensemble et, fluides mystérieux aidant, ils s’accordent sous les yeux du professeur et des autres élèves. C’est là que ce film tout en pudeur fait merveille. Leurs joues se frôlent, ils se hument et, évidemment, ils se troublent. C’est donc regardable par tout le monde, cela n’ira pas plus loin qu’un baiser: il pleut ils sont tous les deux dans la voiture de Jean-Claude et comme cela peut arriver dans ce genre d’occasion ils ne trouvent pas quelque chose à se dire. Elle lui dit que sa voiture est bien il lui répond qu’au départ il voulait un modèle français puis qu’il s’était finalement décidé pour une étrangère. Ce serait à bâiller s’il ne régnait pas dans l’habitacle toutes ces particules qui font les ingrédients du juste-avant amoureux. Aussi timides l’un que l’autre ils finissent par s’embrasser et nous spectateurs avons un peu l’impression d’avoir quinze ans face à notre premier flirt.

C’est là que l’on voit la combinaison d’un bon film, avec une bonne histoire, des bons acteurs et quand on devine que chaque séquence entre les deux protagonistes a été évaluée au milligramme près sur un pèse-cuisine, avant d’être tournée. Elles sont d’autant plus légères, pleine de grâce et pour tout dire bienvenues tant le reste n’est empli que de ces personnages patauds qui nous plombent le quotidien. Si le père de Jean-Claude tourmente son fils, la mère de Françoise n’est pas en reste, de même que sa sœur qui apprenant cette liaison, sort ses gousses d’ail et lui fait promettre de tout arrêter.

Les autres films de Brizé sont aussi disponibles sur la chaîne, avec notamment Vincent Lindon dans ses rôles bien maîtrisés de prolétaires qu’il aime apparemment interpréter. Mais celui-là, avec son titre si pertinent, « Je ne suis pas là pour être aimé », fait bande à part. Chesnais est quasi-impérial dans le genre ombrageux-détestable et Anne Consigny fait merveille en ange et partenaire. Sans compter le tango, cette danse omniprésente dont on comprend mieux pourquoi elle compte autant de pratiquants. Disons sans jouer sur les mots que l’on fait le rapprochement entre le pourquoi et le comment.

PHB

« Je ne suis pas là pour être aimé », disponible jusqu’au 31/10/2024 sur Arte
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