Le génie de Pagnol sur un plateau

L’année 2024 marque le 50e anniversaire de la disparition de Marcel Pagnol. Décédé à Paris le 18 avril 1974, l’auteur de la Trilogie marseillaise était né le 28 février 1895 dans la ville d’Aubagne, “sous le Garlaban, couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers”(1).  Il avait connu son premier grand succès, au théâtre, avec “Topaze” (1928) et, jeune immortel de 52 ans, fut le premier cinéaste à être reçu sous la coupole. Car l’homme était à la fois écrivain, dramaturge, scénariste, réalisateur et producteur! L’un de ses chefs-d’œuvre cinématographiques, “Naïs” (1945), a fait l’objet d’une adaptation théâtrale, actuellement à l’affiche du Lucernaire. Portée par une jeune et talentueuse compagnie, cette pièce, jouée avec succès lors des deux dernières éditions du Festival d’Avignon, vient faire un tour dans la capitale.

Et c’est toute la Provence, avec son soleil, son verbe chantant et ses cigales, qui déboule sur le petit plateau de la salle Paradis, avant une troisième édition en Avignon cet été. On aurait tendance à l’oublier tellement l’univers de Pagnol est ici présent, mais, à l’origine, “Naïs” est inspiré d’une nouvelle d’Émile Zola (1840-1902), “Naïs Micoulin” (1883), dont l’intrigue se déroule sous le soleil de l’Estaque. Si l’on y retrouve un peu de la noirceur de l’auteur de “Thérèse Raquin”, Pagnol y a introduit tous les ingrédients qui font le charme de son œuvre : de savoureux dialogues aux expressions cocasses et poétiques, et des personnages hauts en couleur débordant d’amour et de tendresse.

De quoi s’agit-il exactement ? Toine, garçon de ferme, aime en secret la belle Naïs. Le malheureux est bossu et son handicap l’empêche d’espérer être aimé en retour. À défaut d’amour, c’est une complicité amicale qui le lie à la jeune fille. Tous deux se connaissent depuis l’enfance et travaillent dans la propriété estivale de la famille Rostaing. Naïs, elle, fille unique du père Micoulin, le métayer du domaine, est amoureuse de “Monsieur Frédéric”, le fils des propriétaires. Depuis qu’il l’a embrassée un été, il y a trois ans, et est devenu un beau et élégant jeune homme, son cœur ne bat que pour lui. Quant à Micoulin, c’est un père possessif et tyrannique qui refuse de marier sa fille à qui que ce soit et veut la garder à son service: “Oui, ben moi, ma fille, je la donne pas, je me la garde. (…) elle me fait la soupe et elle me tient la maison. Alors, elle restera ici parce que j’en ai besoin.” Malgré les interdits, une idylle se noue entre Naïs et Frédéric. L’ombrageux Micoulin, toujours à surveiller sa fille, découvre la liaison des jeunes gens et médite d’assassiner Frédéric. Il prépare alors ce qui devrait apparaître comme un accident, mais Toine intervient, et tel est pris qui croyait prendre… Nous n’en dirons pas plus pour ménager l’intrigue.

C’est tout le petit monde de Pagnol, avec sa pureté et sa poignante humanité, qui s’offre ici à nous. Une troupe au diapason, toujours dans le ton juste, sans jamais forcer le trait, ni l’accent méridional, et une mise en scène d’une extrême simplicité réussissent à restituer l’univers de Marcel Pagnol sur un plateau qu’on oublie être grand comme un mouchoir de poche. De belles lumières, un peu de musique et un escabeau pour tout décor ont suffi au metteur en scène Thierry Harcourt pour évoquer le monde paysan méridional. Le clair de lune et les grillons sont à la portée de notre imagination.

Si Fernandel excella à l’écran dans le rôle de Toine, nous tirant les larmes, Arthur Cachia-qui signe aussi l’adaptation, très réussie, de ce spectacle- n’a rien à lui envier. Il est tout simplement remarquable, maniant la langue chantante de Pagnol comme personne, drôle et émouvant à souhait. Marie Wauquier, dans celui de Naïs, est un véritable soleil. Jolie comme un cœur avec sa petite robe à fleurs, son chapeau de paille et ses espadrilles, elle déborde de fraîcheur et d’allant, bien plus naturelle que la créatrice du rôle, Jacqueline Bouvier (future Jacqueline Pagnol). Leurs partenaires sont à l’unisson:  Lydie Tison, avec ses airs de Catherine Rouvel, dans le rôle de la compréhensive Madame Rostaing, Kevin Coquard, dans celui d’un Frédéric sympathique et sincère, ou encore Patrick Zard’, bourru et borné, dans celui de l’horrible Micoulin. Clément Pellerin incarne avec justesse plusieurs personnages.

Admirablement servi, le texte est un régal, truffé d’expressions rigolotes et imagées: “à cause de la figure de mon dos”, “sous le coup de la grosse colère”, “maintenant il est là-dessous tout escrabouillé”…  Car chez Pagnol, les choses ne sont jamais dites crument, mais enrobées de poésie à travers maints détours et allusions. L’émotion couve sous le verbe et les regards. Et le passage où Toine conte à Madame Rostaing comment, enfant, il avait découvert qu’il était bossu et que sa grand-mère lui avait chanté la chanson des petits anges et du “secret de Dieu qu’on n’a jamais su” est un moment d’une puissance émotionnelle rare.

En attendant la rétrospective des films de Pagnol (2), cette éblouissante adaptation théâtrale est indéniablement à découvrir !

Isabelle Fauvel

(1) Rappelez-vous la phrase d’ouverture de “La Gloire de mon père” (1957), premier tome de ses “Souvenirs d’enfance”: “Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban, couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers.”
(2) Une rétrospective intégrale de l’œuvre cinématographique de Marcel Pagnol, avec de nombreuses restaurations récentes, aura lieu à La Rochelle (du 28.06 au 07.07.2024), puis à la Cinémathèque française (du 10 au 21.07.2024), suivie de ressorties en salles.
“Naïs” de Marcel Pagnol, adaptation d’Arthur Cachia, mise en scène de Thierry Harcourt, avec Arthur Cachia (Toine), Kevin Coquard (Frédéric), Clément Pellerin (le paysan, l’ami et Elzéar ; en alternance avec Simon Gabillet), Lydie Tison (Madame Rostaing), Marie Wauquier (Naïs) et Patrick Zard’ (Micoulin). Jusqu’au 30 juin au Théâtre du Lucernaire, du mercredi au samedi à 18h30, le dimanche à 15h
Le spectacle se jouera cet été au Festival d’Avignon au Théâtre de la Condition des Soies, puis en tournée (calendrier: https://lesfautesdefrappe.wixsite.com/theatre/naïs)
Photos: ©Philippe Escalier
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Une réponse à Le génie de Pagnol sur un plateau

  1. Annie T dit :

    Et la Mouette tomba en amour non point pour le fils de la propriétaire mais pour son gigolo.
    Même le clair de lune était de la partie.

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