Ernest Bourget, Paul Henrion et Victor Parizot avaient pour point commun d’être paroliers et compositeurs de musique, tendance variétés. Ce soir de mars 1847, ils prenaient du bon temps au café-théâtre Les Ambassadeurs, sur les Champs Élysées. Ils ont soudain la désagréable surprise d’entendre une artiste de la maison interpréter l’une de leurs chansonnettes. Désagréable, car ils n’étaient pas informés d’un tel emprunt, sans percevoir de droits d’auteur…(1) Ils décident, en représailles, de refuser de régler leurs consommations. Tumulte, intervention du directeur, procès. Procès qu’ils vont gagner, et qui débouchera sur la création de la SACEM (2), dont ils seront membres fondateurs, le 28 février 1851. Cet organisme indépendant a pour mission de gérer l’auparavant ingérable: la collecte et la répartition des sommes dues, relatives à l’exécution, la diffusion ou la reproduction de musiques. Il ne s’agit pas d’une taxe, mais de la juste rémunération d’une création intellectuelle, ayant le caractère d’une propriété privée, au bénéfice de son auteur.
Toutefois, tandis que la transmission d’un immeuble s’avère éternellement possible, celle d’une « œuvre de l’esprit » se trouve limitée dans le temps. Selon le code de la propriété intellectuelle (CPI), « l’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre, sous quelque forme que ce soit, et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours, et les soixante-dix années qui suivent ». Passé ce délai, l’œuvre entre dans « le domaine public ». Elle est dès lors libre de droits pécuniaires.
La SACEM verse ces droits à toute personne ayant composé au moins une œuvre, et en mesure d’en justifier l’utilisation. Une exploitation exécutée en fraude à la loi constitue une contrefaçon, délit prévu et sanctionné par l’article L 335-2 CPI. La SACEM a-t-elle le pouvoir de désigner les éventuels bénéficiaires, ou doit-elle se cantonner dans le rôle de chambre d’enregistrement? L’affaire dite du « Boléro » de Ravel constitue à ce propos un cas d’école. Cette composition apparaît comme « le plus grand tube de la musique classique du XXe siècle ». Il fut un temps où elle était réputée jouée ou diffusée tous les quarts d’heure quelque part dans le monde. Ce qui conduisait à un hénaurme paquet de droits d’auteur, ayant transité par différentes adresses exotiques, à Gibraltar, à Monaco, aux Îles Vierges…… Qui n’a pas, quelque part entre ses neurones, une trace de cette suite de 17 minutes, « monotone jusqu’à l’obsession », « répétition incantatoire d’une même ligne mélodique » allant crescendo.
Commandée à Maurice Ravel par la danseuse Ida Rubinstein, elle est représentée pour la première fois à l’Opéra Garnier, le 22 novembre 1928. Cette date, en matière de protection, permet un bonus de 8 ans et 4 mois, accordé en compensation des pertes d’exploitation dues à l’Occupation. Maurice étant décédé le 28 décembre 1937, la fin du pactole doit survenir le 1er mai 2016. Ce qui chagrine l’actuelle bénéficiaire Evelyne Pen de Castel.
La succession Ravel constituerait une superbe épreuve initiatique pour un notaire débutant: mort sans enfant, Maurice fait de son frère cadet, Édouard, son légataire.
Lequel, en 1960, transmet ses biens, dans des conditions ressemblant fort à un abus de faiblesse à Jeanne Taverne, la masseuse embauchée quatre ans auparavant. Le mari de celle-ci, Alexandre, en hérite, puis épouse Georgette, la manucure de sa défunte femme, laquelle bénéficie du décès d’Alexandre, en 2012, les droits aboutissant, in fine, à sa propre mort, à Évelyne, sa fille née d’un premier mariage.
Toutefois, un espoir va naître. Lorsqu’une œuvre résulte d’une collaboration, les droits ne cessent qu’à la mort du dernier collaborateur (art L 123-2 CPI). Or, le « Boléro » se définit musique de ballet, dont le décorateur est un dénommé Alexandre Benois, figurant nommément sur le livret. Sa mort en 1960, renverrait la fin des droits à 2039. Les héritiers Benois demandent donc, par deux fois, à la SACEM, leur part du gâteau. Laquelle refuse de reconnaître au décorateur la qualité de coauteur. D’où assignations de la SACEM, par les héritiers Ravel et Benois, partant du principe qu’il vaut mieux être deux sur un bon coup que tout seul sur plus rien.
Le 28 juin 2024, le Tribunal judiciaire de Nanterre a tranché. Maurice Ravel est le seul auteur du « Boléro », lequel est libre de droits depuis 2016. À charge d’appel ?
Jean-Paul Demarez
(1) Sur une idée de Beaumarchais, l’Assemblée Nationale Constituante a donné aux droits d’auteur une existence juridique par la loi des 13 et 19 janvier 1791.
(2) SACEM: société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique
La rumeur dit que les droits d’auteurs ont vu leur durée augmenter de 50 à 70 ans lorsque Line Renaud voyant que « sa cabane au Canada » allait tomber dans le domaine public et ne plus lui rapporter, s’en était émue auprès de J Chirac , alors Premier ministre, ce dernier faisant alors adopter un décret « cabane au Canada »… rumeur ou réalité ?
merci pour votre intervention qui me permet une précision complémentaire: le passage du délai protégeant les droits d’auteur de 50 à 70 ans résulte de la loi n°85-660 du 3 juillet 1985, transposant une directive européenne, votée à l’initiative de Jack Lang, ministre de la culture (est il d’ailleurs nécessaire de le préciser?). L’anecdote relative à la chère Line et son cher Jacques est donc fausse.
Bonjour
Je vous remercie de cette mise au point, précise, sur le Boléro.
Pourriez-vous nous informer au sujet des droits d auteurs des ayants- droits de l’hymne européen, dont la musique, de Beethoven, devrait être tombée dans le domaine public, mais il semblerait qu’il n’en soit pas de même des paroles ?
Bien cordialement