Doc de saison

Il n’en a pas l’air comme ça, à virevolter sous une pluie battante, mais Gene Kelly effectue cette scène mythique avec quarante de fièvre. Coréalisateur avec Stanley Donen, du film « Dansons sous la pluie » sorti en 1952, Gene Kelly (1912-1996) était un perfectionniste têtu, derrière et devant la caméra. La scène mythique a été tournée en deux jours avec deux fois six heures de pluie artificielle. Si bien qu’à force de tenter le diable, le danseur a fini par tomber malade au point d’alerter le thermomètre. Néanmoins la séquence a été achevée avec le sourire et sans donner l’impression du moindre effort. Comme l’expliquait l’intéressé, il fallait compter avec des heures, des jours et des semaines de labeur, avant de donner l’impression au public que toute chorégraphie avait été improvisée la minute précédant le show. Intitulé « Gene Kelly mène la danse », le documentaire de Claudia Collao est un film de saison, épatant de bout en bout et visible sur Arte, jusqu’au 1er avril. Modeste, bosseur, engagé côté démocrate, Kelly contredit encore l’adage selon lequel, personne n’est irremplaçable. Il disait par ailleurs qu’il était un prolétaire tandis que Fred Astaire, l’un de ses partenaires, appartenait aux aristocrates. Les deux faisaient la paire.

Il rêvait d’être un joueur de baseball mais, la plume clandestine qui écrit nos destins en silence, en avait décidé autrement. La sortie du film « Le chanteur de jazz », en 1927 fut l’un des événements décisifs. Sonore, il mit à bas d’un coup, nous explique-t-on, la carrière du père de Gene qui vendait des gramophones. Il fallut donc trouver des solutions pour vivre et survivre dans un pays où la seule personne à même de donner un coup de main à soi-même, c’était soi-même. La future star demanda alors à son jeune frère Fred de lui apprendre les claquettes et à se produire sur scène. Ce fut le déclic. « J’ai réalisé, dira-t-il plus tard, que l’on pouvait incarner un personnage en dansant« .

Toute sa vie sera une école dont il organisera le professorat par lui-même. Il apprit à se produire, à se positionner devant une caméra, à comprendre la scène, à imaginer des chorégraphies, du duo jusqu’à des effectifs bien plus importants. Lorsqu’il joue aux côtés de l’actrice Judy Garland, en masquant sa joue droite balafrée, elle lui enseigne aussi quelques trucs qu’il ajoute à tout ce qu’il sait déjà, lui permettant d’avancer à sa façon.

La vie le modèle, y compris lorsqu’il est mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale. Et que dans la foulée des deux explosions atomiques, il devra stationner à proximité du Japon, confiné dans un sous-marin à quatre cents mètres de profondeur. Il faillit en tirer un film triste mais Hollywood ne veut que de la gaieté, ce qui tombe bien puisque c’est sa spécialité. Il lui faudra aussi affronter l’époque du maccarthysme et de la chasse aux « rouges ». Sa femme étant communiste, il n’a pas le bon profil mais, sa notoriété, importante à ce moment-là, le tire de cette ornière moisie. Gene Kelly fait preuve d’un certain humanisme. Obligé de se produire dans une séquence idiote aux relents racistes, il sera toujours du côté des droits civiques et notamment des gens de couleur. Sachant que la ségrégation aux États-Unis -c’est encore fou de l’écrire- n’a cessé qu’en 1964.Tous ces aspects mais surtout sa capacité à produire et projeter du bonheur, font de Gene Kelly, tout au long de ce documentaire, un homme dont on ne rougirait pas de l’avoir pour ami.

Cependant, c’est le danseur et maître de ballet que l’on retient avant tout. Dans « Un américain à Paris », film de Vincente Minelli sorti en 1951, il dirige une chorégraphie étourdissante, « flamboyante » même, selon les commentaires du documentaire. À juste titre puisqu’à fin d’y concentrer la gaieté sous forme d’oxygène, il a été fait appel pour les décors, à quatre artistes français et pas des moindres, Monet, Toulouse Lautrec, Utrillo et surtout Raoul Dufy peintre des univers radieux, chantre d’un certain optimisme coloré et ayant par ailleurs (certains de nos lecteurs le savent) illustré le bestiaire de Guillaume Apollinaire.

Le bonheur de Kelly est contaminant et sa capacité à presque tout faire nous laisse admiratifs. Comme cette fois où faute d’un accord de Disney il dansa aux côtés de Jerry la souris, la complice du chat Tom. La synchronisation du duo avec le toon , rendue réelle par trucage, est aussi épatante que sa prestation sous la pluie. Tout le monde sait râler sous la pluie. Gene en avait fait son terrain de jeu et ce faisant, a dû des années durant et encore maintenant, réchauffer pas mal de cœurs refroidis par les aléas de la vie.

PHB

« Gene Kelly mène la danse » documentaire Arte de  Claudia Collao (France, 2024, 51mn) jusqu’au 1er avril 2025 en replay. En direct le 14 février à 23h25
Source images: © World History Archive / Alamy Stock Photo© Library of Congress/ Arte
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3 réponses à Doc de saison

  1. Jacques Ibanès dit :

    Et quel bonheur de le voir apparaître comme par magie dans « Les demoiselles de Rochefort » de Jacques Demy !

  2. Marie-Hélène Fauveau dit :

    oui le doc était chouette à voir hier soir par un froid de gueux…

  3. jmc dit :

    Le Gene Kelly des Demoiselles est, pour moi aussi, un grand petit bonheur. On ne sait qui, du cinéma français indépendant ou d’Hollywood, y rend hommage à l’autre. Je voudrais citer un autre film où, à sa bonne humeur, il ajoute une touche de romantisme presque grave: Brigadoon.

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