Même sans l’avoir vue sur scène, mais simplement sur un écran de télévision ou d’ordinateur, en un clin d’œil on se dit: « Je n’ai jamais vu un phénomène pareil. » On en a connu pourtant, dans l’histoire de l’opéra, des phénomènes, des bêtes de scène ou des voix d’ange, telles la Callas ou la Tebaldi, Montserrat Caballé ou Shirley Verrett, Natalie Dessay ou Anna Netrebko, et bien d’autres. On croyait avoir tout vu, jusqu’à l’apparition de cette arméno-lituanienne nommée Asmik Grigorian, qui aura quarante-quatre ans cette année. Aucune diva n’a jamais investi la scène lyrique comme elle. Son allure, sa démarche, ses attitudes, la moindre inflexion de son visage sont parfaitement naturelles. D’une totale modernité. Comme dans la vie ou au cinéma. On pense au choc que produisit à l’écran Louise Brooks dans les années 1920, avec sa coupe à la garçonne et son jeu si moderne. On a beau dire que Callas était une grande actrice, comme Dessay le fut ou comme Netrebko l’est encore, les voilà désormais démodées. Démodées par cette mince brune à la peau pâle, aux yeux bleu clair et aux longs cheveux bruns. En parfaite actrice, son corps, elle en fait ce qu’elle en veut. Quant à sa voix, tout au service du personnage, elle aussi est inclassable et singulière, avec son timbre lyrique puissant, fauve, allant des graves aux aigus percutants qui nous laissent stupéfaits.
À pareil phénomène, il faut des metteurs en scène à la hauteur. La consécration du phénomène remonte au mois d’août 2018 au festival de Salzbourg dans le rôle-titre de « Salomé » de Richard Strauss, mis en scène par un des plus iconoclastes des grands noms contemporains, l’italien Romeo Castellucci. Les critiques témoignent du choc, tel Le Monde: « En deux représentations, la Lituanienne est devenue l’une des grandes stars de demain (…) La soprano arméno-lituanienne incarnait avec une intensité démente et un naturel incroyable la lumineuse et très méchante enfant d’Hérodiade, sacrifiant sans le moindre état d’âme sur l’autel de son désir de Vierge l’envoyé de Dieu, le prédicateur Jean-Baptiste. Romeo Castellucci tenait l’héroïne implacable de « l’opéra le plus choquant de tous les temps », dont témoigne un DVD paru chez C Major. » Autrement dit la rencontre d’une artiste avec le rôle de sa vie. Le spectacle sera repris ensuite à Vienne, Londres, Madrid et Milan.
Puis en 2024, nouvelle « Salomé » pour Asmik à l’opéra de Hambourg sous la direction d’un autre de ces trublions de la scène, le russe Dmitri Tcherniakov. Kent Nagano tenait la baguette, la chaîne Arte.tv a filmé la représentation du 30 octobre 2024, et nous la propose jusqu’au 3 juillet 2025 (1).
Cadre contemporain, bien entendu, transposant de nos jours le palais d’Hérode, tétrarque de Judée en l’an 28, dans un intérieur grand bourgeois. À gauche de la scène, banquet autour d’une longue table rectangulaire luxueusement garnie, présidé par le bourgeois Hérode en costume deux pièces à fleurs et sa femme Hérodias boudinée dans une robe ballon. Plaisanteries, rires, mais voilà qu’arrive Salomé, la belle-fille d’Hérode, fille d’un premier mariage d’Hérodias. Elle « fait la gueule », comme on dit, et casse l’ambiance, aussi excédée par les avances de son beau-père que par les bras tendus de sa mère. En parka, jupe longue et baskets, elle s’assied à table, l’air lugubre. Une seule chose l’intéresse, la voix de ce prophète juif Jochanaan (Jean-Baptiste) qui dans le livret monte d’une citerne, mais installé en bout de table par Castellucci.
Tout l’opéra va tourner autour d’elle, entamant sa danse de mort autour de Jochanaan, tourbillonnante, acharnée, salle gosse, altière princesse, vierge folle jetant à la tête du prophète « Je veux baiser ta bouche! » Terrassée par son refus, elle s’enduit le visage de blanc et barbouille sa bouche de rouge, clown triste de plus en plus fébrile et tourbillonnant en ballerine funèbre, s’offrant à demi nue aux provocations de son beau-père en guise de « danse des sept voiles ». Jusqu’à hurler-chanter encore et encore « Je veux la tête de Yokanaan! » Jusqu’à tenir jusqu’au bout les accents terrifiants de ce long rôle impossible.
On se souvient du poème d’Apollinaire « Salomé »: « Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste/Sire je danserais mieux que les séraphins/Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste/En robe de comtesse à côté du Dauphin… »
Avec Asmik Gregorian, diva phénomène, on est bien loin de ces douceurs, mais au cœur même des fureurs straussiennes. Par contre, on peut la retrouver au cœur des douceurs straussiennes dans les très célèbres et très mystérieux « Quatre derniers leader » du maître (image d’ouverture). Elle dit que son ange gardien l’accompagne chaque fois qu’elle les chante, et vient de les enregistrer chez Alpha à la fois avec orchestre et au piano, ce que nulle diva n’a fait avant elle. Il ne faut pas rater sa venue parisienne ce printemps à l’opéra Bastille dans les trois rôles du « Trittico » (2) de Puccini.
Lise Bloch-Morhange
Merci Lise de nous faire découvrir les Callas d’aujourd’hui qui illuminent nos vies.
Bonsoir,
Il faut vraiment avoir le culot et l’envie de provoquer pour associer les mots Calas et démodée.
Cher Lise pourquoi comparer les deux ? l’une ne chasse pas l’autre et l’existence de divas quel bonheur !
J’ai vu le reportage sur Arte , cet article nous donne bien l’envie de l’écouter.
À bientôt.
Bonjour Lise
Merci de nous inciter à découvrir et écouter la diva dans le Trittico .C’était à mon programme .
N’est-ce pas un peu méchant pour Apollinaire de citer 4 de ses vers les plus fades à côté des mises en scène de Castellucci ou Tcherniakov ?
Allez vous exercer vos talents pour prendre le contrepieds des concerts d’éloges et de critiques qui ont couvert respectivement Castor et Pollux et l’Or du Rhin ?
avec mes amitiés
Jacques Weiss
Cher Jacques,
je cite le poème d’Apollinaire parce que nous sommes sur un site apollinarien et parce que j’ai toujours bien aimé ce poème même s’il peut paraître trop gentil (fade dites-vous) à coté des fureurs de Castellucci et Tcherniakov.
Je n’ai lu que de (très) mauvaises critiques de « Castor et Pollux » et de « L’Or du Rhin » donnés à Garnier et Bastille, qui ont conforté mon manque d’envie de les voir pour une raison ou une autre… mais peut-être avez-vous un avis différent?
Bien amicalement,
Lise BM