Elles sont millésimées 1900. Ce qui fait qu’Apollinaire les a obtenues presque neuves. On ne le dirait pas quand on les redécouvre ternies par le temps, en ouvrant les trois boîtes en carton dans lesquelles elles gisent désormais, sous la protection de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Ces poupées mesurent 44 centimètres de haut et sont trois: une femme, un militaire et Méphisto, l’exécuteur satanique. Lorsqu’en 1991 un livret a été publié, avec des photographies de Patrick Zachmann, présentant l’intérieur de l’appartement d’Apollinaire, elles y figuraient. Elles sont légendées comme étant des marionnettes, un texte de l’universitaire Michel Décaudin les présente également ainsi, mais ce sont pas des marionnettes. Sauf une, que l’on voit aussi sur le cliché avec la chasuble typique des marionnettes qui permettait de cacher les mains de l’animateur. En revanche, le verso des poupées trahit leur objet. Elles étaient destinées à la foire et plus précisément au jeu de massacre, c’est-à-dire qu’elles se prenaient des balles destinées à les faire chuter. Peut-être les gagnait-on après-coup, mystère, et les spécialistes des arts forains de cette époque se font rares.
Les jeux de massacre, genre de défouloir populaire, remonteraient à fort loin. Et depuis peu, le sport si c’en est un, se pratique désormais sur les plateaux de télévision pour les figurines, tandis que les tirs ont lieu dans l’espace ad hoc des réseaux sociaux.
Lorsque l’on retourne les trois poupées qui étaient accrochées à un des murs de la soupente où vivait Apollinaire (et où il est mort un 9 novembre 1918), la construction interne est apparente. Il y a un gros bloc de bois avec une plaque métallique vissée et un crochet. La femme a cet air triste de ceux dont la vocation est de se faire lapider, mais à vrai dire, ni le militaire, ni Méphisto n’ont de leur côté, l’air à la fête. La personne qui les a confectionnées a mis un peu plus de soin à vêtir la femme, avec une jupe à plis et du tissu fleuri.
Elles relèvent cependant de l’anecdote. Les visiteurs qui ont raconté leur passage au 202 boulevard Saint-Germain ont donné la priorité aux œuvres d’art (Matisse, Laurencin, Cézanne, de Chirico…) aux sculptures africaines ou de Papouasie à propos desquelles le locataire des lieux disait qu’elles étaient les « Christs inférieurs d’une autre espérance ». Comme le rappelle d’ailleurs Michel Décaudin, en conclusion de son intervention.
Ceux qui étaient venus dans ce vieux logis, au faîte d’un immeuble ayant appartenu à un prince de Monaco, ceux-là préféraient se souvenir des fins fumets qui sortaient de la cuisine où Apollinaire s’affairait, le col déboutonné afin d’être plus à l’aise. Les trois poupées en ont donc vu passer ici des poètes, écrivains et artistes, les jours où malgré l’exiguïté des lieux, Apollinaire donnait un sens à leur carrière et plus largement à l’art moderne.
Selon le Robert culturel si riche d’enseignements variés, citant l’Institut américain des artistes créateurs de poupées, la « doll » serait l’objet le plus collectionné dans le monde après les monnaies. Qu’en Europe son usage serait davantage ludique tandis que sous d’autres continents, en Afrique ou en Amérique du Sud, elles sont l’objet de rituels et de rites vaudou, comme celui consistant à piquer des aiguilles dans une figurine afin de faire souffrir à distance la personne qu’elle représente.On apprend également qu’en France, avant la Révolution, les élégantes utilisaient des poupées pour les essayages et qu’elles s’intitulaient « pandores », sans doute en référence à Zeus créant le premier une poupée d’argile à qui la déesse Athéna insuffla la vie.
Aujourd’hui les trois poupées dont ce coquin de Méphisto (ci-contre), sommeillent enveloppées de papier, dans la nuit de leur boîte en carton. Elles nous parlent de Guillaume Apollinaire dont on ne connaît pas sur ce coup et sauf erreur, les motivations. On sait qu’il était amateur des spectacles de Guignol, à Lyon ou à Paris, et qu’il écrivit un jour dans un poème adressé au « Guignol-Poilu »: « Lundi, fais-moi donc rire aux larmes/J’aurai des mouchoirs plein mes poches! » (1).
Les poupées comme les marionnettes, sont des résurgences de notre enfance. Et le jeu de massacre auquel étaient destinées les trois poupées, n’était qu’un jeu pour de faux, comme on disait alors à la récré.
PHB
(1) Dédicacé à Gaston Cony, personnalité du monde Guignol
Photos: ©PHB
Belle trouvaille !