Sisyphe

Jeune adolescent, il découvrit, dans la bibliothèque grand-paternelle, un vieux Larousse médical illustré. Il se plongea dans l’épais volume, s’arrêtant surtout aux planches en couleurs. Celles-ci étant majoritairement consacrées aux maladies de la peau, il sut rapidement reconnaître l’acné rosacée, les taches de la dermatite herpétiforme, différencier le lupus erythémateux du lichen simplex. À la moindre rougeur sur son épiderme, il entrait en inquiétude. Ne serait ce pas un eczéma séborrhéique débutant? Mais c’était décidé, en dépit de ces craintes épisodiques, il serait docteur. Au cours de son initiation à la sémiologie, il a ressenti, tour à tour, les signes avant- coureurs de nombreux tableaux cliniques, dont la nature coïncidait volontiers avec les spécialités enseignées dans ses lieux de stage. Puis, avec l’expérience, il acquit le sens de la perspective, et tout rentra dans l’ordre. Le poids de la subjectivité lui revint, à la cinquantaine. Les épidémiologistes l’ont établi: avec le temps, les facteurs de risque s’enchevêtrent, se potentialisent, synergisent en hypocrites. Et, côté facteurs de risque, il se sait dans l’équivoque.
À l’époque ou les paquets de cigarettes ne portaient pas encore de menaces de mort, il s’est laissé aller. Il a d’abord fumé, au lycée, par un désolant conformisme. Puis, pendant ses gardes à l’hôpital, la consommation de clopes lui a servi d’anti-stress. Usage largement partagé par les collègues et les infirmières. Fallait voir le cendrier de la salle de pause, débordant de mégots divers. Certes, depuis belle heurette, il est devenu abstinent tabagique. Mais il affiche quand même vingt paquets/année au compteur. En omettant les havanes.

Régulièrement, il dépasse, aux repas, la quantité d’un verre de vin, au-delà duquel Chablis, Pomerol et Chambertin se muent en breuvages mortifères. Il peine à assurer cinq fruits et légumes par jour, standard idéal des magazines pour notre système cardiovasculaire. Il préfère le beurre à l’huile d’olive, la blanquette au baba ganoush, n’approchant que de façon approximative le régime méditerranéen, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO comme bénéfique dans pas mal de maladies digestives. Ses joggings du dimanche se raréfient. Il s’efforce, toutefois, de parcourir les 7000 pas quotidiens recommandés par la Société française de cardiologie. Bref, la vie normale d’un homme normal.

Mais il est médecin. Il l’a observé, la population de son âge se compose, pour la grande majorité, de gens plus ou moins atteints de pathologies plus ou moins nombreuses, à évolution plus ou moins rapide. Demeuré jusqu’alors relativement indemne, il s’attend, par la simple logique statistique, à voir arriver la facture.

Si la bonne santé constitue un état précaire ne présageant rien de bon, son salut viendra d’un dépistage précoce, élément essentiel des principaux progrès thérapeutiques. Là se concrétise le « syndrome des signes prémonitoires ». Au cours de sa carrière, il en a trop vu consultant trop tard, le mal ayant fait son nid. Lui, professionnel averti, doit se mettre à l’affût, avec sa bonne connaissance des stratégies diagnostiques et les angoisses du guetteur de fond. Une petite dyspnée justifiera toute la lyre des explorations fonctionnelles respiratoires, une douleur irradiant dans l’épaule gauche, au moins un ECG d’effort, si ce n’est un score calcique.

L’ennui, pour accéder à tous ces examens, souvent hors de sa discipline d’exercice, il faut passer par un confrère. Il y a beaucoup à étudier sur la relation malade-médecin, lorsque le patient est un confrère. Comment faire savoir à son interlocuteur « qu’on en est », sans avoir l’air de la ramener. Mais il n’est pas de symptôme négligeable, et mieux vaut risquer l’étiquette d’hypocondriaque que de se laisser surprendre. Bien entendu, étant entré dans la catégorie des « seniors », son carnet de vaccination grippe-COVID est à jour. Ce serait vraiment trop bête de se retrouver, un vilain soir, en réa, sous ventilation mécanique assistée.

Constatant une difficulté à la miction du réveil, il a, dans l’angoisse, d’une main, pris rendez vous chez l’urologue, et tendu l’autre pour un dosage des PSA (1) au labo du coin. Les résultats montraient un léger écart à la valeur limite. Mais, d’un simple doigt introduit dans l’orifice idoine, le spécialiste lui a révélé l’absence d’intérêt de sa prostate, prescrivant toutefois, pour plus de sureté, une échographie de contrôle. Depuis, chaque matin, devant ce jet redevenu dru, il salue une belle journée débutante. Carpe diem.

En notre époque de compétition permanente, la médecine reste un domaine ou des résultats négatifs mettent de bonne humeur. Jusqu’à la prochaine alerte.

Jean-Paul Demarez

(1) PSA : prostatic spécific antigen, protéine fabriquée par la prostate. Médecin lui-même, opéré de la prostate à 71 ans et s’étant vu préférer Paul Deschanel pour l’élection présidentielle de 1920, Georges Clémenceau déclara, stoïque: « La vie m’a appris qu’il y a deux choses dont on peut parfaitement se passer, la prostate et la présidence de la République. »
Photo:©PHB
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2 réponses à Sisyphe

  1. Hormiguero dit :

    Belle description de pathophobie (ou nosophobie ?)
    Serait-ce chez les médecins une maladie professionnelle ?
    Dans ce cas, traitement difficile : comment trouver un confrère indemne de cette pathologie….?

    .

  2. Dupuis bernard dit :

    On apprécie de voir ce sujet « douloureux «traité avec esprit et réalisme.C’est un confrère qui vous le dit ,confrère qui a été amené à consulter, il y a peu ,car il présentait tous les symptômes d’un épanchement de synovial.

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