Piano nocturne

Quelle étrangeté que cette salle Cortot, petite merveille de 400 places située dans un coin perdu du dix-septième arrondissement de Paris. Tout s’explique quand on voit qu’elle est attenante à l’imposante École Normale de Musique de Paris, école supérieure privée fondée en 1919 par le pianiste-pédagogue suisse Alfred Cortot et le critique musical Auguste Mangeot. Les noms les plus illustres seront attachés à l’École (Nadia Boulanger, Pablo Casals, Stravinsky, Rostropovitch et tutti quanti comme professeurs), tandis que Cortot a l’heureuse idée de demander à Auguste Perret de construire une salle de concert à l’emplacement des écuries en 1928. Le roi du béton armé vient d’édifier le Théâtre des Champs-Élysées d’un modernisme Art déco raffiné (et concevra bientôt le Palais d’Iéna), et propose bien sûr à Cortot une structure en béton. 

La taille modeste de la salle, ses murs plaqués de bois d’okoumé, les colonnes et balcons aux courbes sinueuses recouvertes de bronze doré, le parterre en demi-cercle entourant la scène à l’antique, la hauteur du plafond, tout concourt, selon l’architecte, à lui donner un son exceptionnel. « Elle chante », dira l’architecte, « elle sonne comme un Stradivarius » renchérira Cortot. De nos jours, lors des concerts souvent prestigieux, de jeunes têtes parmi les quelque 800 étudiants (élèves des classes pour amateurs de tous niveaux à l’exception des débutants) se mêlent aux plus anciennes.

Le 10 décembre dernier, têtes jeunes et plus anciennes se glissaient dans la salle comme on se love au cœur même d’un instrument pour « Les Nuits du Piano-Paris ». Leur fondateur, Patrice Moracchini, est un pianiste-enseignant ayant acquis ses lettres de noblesse musicale en fondant en 2012 « Les Nuits du Piano d’Erbalunga ». Situé à dix kilomètres au nord de Bastia, gardant l’entrée du cap Corse, ce village marin au théâtre de verdure de 1500 places verra se produire « la crème de la crème » des pianistes internationaux et des jeunes qui montent. Notons, en passant, parmi des dizaines de noms qui nous font tourner la tête, ceux de David Kadouch, Philippe Bianconi, Adam Laloun, ou encore en 2018 Alexandre Kantorow, le phénomène « que le monde entier nous envie » dixit le critique-jardinier Alain Lompech (voir mon article du 10 mars 2025). Car Patrice Moracchini déclare de façon mystérieuse « la Corse est un pays qui m’est cher ». Vient la seconde étape deux ans plus tard, « Les Nuits du Piano-Paris », le lien privilégié avec l’École Normale de Musique de Paris, la présentation chaque année du lauréat du Prix Cortot, la production en 2016 d’un CD avec la pianiste russe Ilya Rashkovskiy.

En 2025-2026, une nouvelle série propose des artistes « de stature internationale trop peu présents sur les grandes scènes françaises », selon la vigoureuse déclaration du fondateur. Après Konstantin Emelyanov le 29 septembre dernier, c’était le tour de Nikita Mndoyants (prononcer chaque lettre), artiste de trente-six ans formé au Conservatoire de Moscou, notamment par son papa, véritable enfant prodige comme on peut le voir sur la couverture de son premier CD enregistré live à 12 ans: le petit garçon aux grosses joues et à l’air grave interprète aussi bien Beethoven que Rachmaninov en passant par Schubert, Grieg, etc. Si Nikita est un pur produit de l’école russe de piano, son destin n’est pas aussi linéaire qu’on pourrait le penser. Certes, le petit garçon aux grosses joues gagnera dix-sept ans plus tard l’Himalaya pianistique qu’est le Concours International de Piano de Cleveland (USA) qui vous lance une carrière, et il enseignera l’orchestration au Conservatoire de Moscou. Certes, devenu compositeur, il se produira avec de grands chefs, russes et autres, dans de grandes salles, russes et autres.

Mais l’invasion de l’Ukraine va bouleverser sa vie. Il s’en est confié lors d’une interview exclusive sur France Musique dès le 22 mai 2022. Le fait que son père soit arménien y est peut-être pour quelque chose, mais quelques jours après le 24 février (date de l’invasion), il plie bagages en voiture avec sa femme et leur fille de deux ans, passe par l’Europe du Nord et arrive à Wissembourg, en Alsace, rejoindre des amis. De là, il continuera à se produire, organisera des concerts pour aider l’Ukraine et défendre les artistes russes en exil.

Peut-on pressentir cette odyssée lorsqu’il entre d’un pas décidé sur la scène semi-circulaire de Cortot, dans la chaude lumière dorée tombant des cintres? Sur son visage, un air doux, légèrement ironique, se transforme en intense concentration face au clavier. En première partie, des mouvements d’une série de sonates de Domenico Scarlatti mettent surtout en valeur son étourdissante virtuosité sans fioritures. Après l’entracte, les deux sonates n°27 et n°18 de Beethoven transporteront l’auditoire.

Au premier rang, sur la gauche, Patrice Moracchini et le légendaire documentariste Bruno Monsaingeon (Glenn Gould, Richter, Fischer Dieskau, etc.), assis côte à côte, ne quitteront pas des yeux leur petit prodige.

Lise Bloch-Morhange

« Les Nuits du Piano-Paris », 2025-2026, jeudi 12 février-20h Claire Huangci-
Mercredi 15 avril-20h, Rémi Geniet
Salle Cortot, Saison 2025-2026
Photos: ©Patrice Moracchini
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2 réponses à Piano nocturne

  1. KHRYS dit :

    Merci beaucoup madame Lise pour votre article à propos de cette soirée de très grande qualité musicale du 10 décembre dernier, avec un pianiste à la fois virtuose et surtout fin et très sensible, qui a enchanté nos oreilles. La salle Cortot n’est pas étrange. Elle est juste parfaite, sublime, à taille humaine et à l’acoustique incomparable.

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Comprenons-nous: je ne dis pas que la salle Cortot est une étrangeté, mais seulement l’endroit où elle est située. A ce propos, on peut lire dans le hall, sur un mur, que l’Ecole Supérieure de Musique est d’abord installée dans deux lieux différents voisins se révélant rapidement trop exigus, puis déménage boulevard Malesherbes lorsque la marquise de Maleissye offre à Alfred Cortot son hôtel particulier « Belle Epoque », fréquenté par Marcel Proust.
      Par ailleurs Patrice Moracchini, fondateur des « Nuits du Piano », possède une carte postale envoyée par Guillaume Apollinaire à son grand-père journaliste à l’adresse du journal L’information, 10 place de la Bourse Paris.

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