« Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir »

Ô combien cet assemblage de mots résonne aujourd’hui dans ce Paris qui redoute le plus simple agrément de la flânerie. Il est extrait du « Musicien de Saint-Merry », un poème de Guillaume Apollinaire que nous publions aujourd’hui en hommage opportun au fondateur et à l’animateur des Soirées de Paris. Ce texte a été publié pour la première fois en avril 1918, dans un recueil intitulé Calligrammes et dédié à son ami René Dalize, mort au combat un an plus tôt. Cette joie d’errer, il l’avait déjà évoquée dans le recueil « Alcools » paru en 1913 sous une forme un peu différente et qui disait notamment « J’erre à travers mon beau Paris sans avoir le cœur d’y mourir ». Le poète qui avait tant aimé respirer l’air de cette ville avait fini par y contracter à l’automne 1918 la souche virale H1N1 de la grippe espagnole, celle qui devait provoquer des dizaines de millions de morts. Un microbe qui tuait sans discernement avec une dilection particulière pour les organismes déjà affaiblis par la guerre. Continuer la lecture

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La caméra en liberté de Milos Forman

Il a passé sa vie à chercher le bonheur et quand il l’a trouvé il s’est rendu compte que le meilleur moment était celui où il courait après. Il n’avait pas réussi à identifier le sens de l’existence mais il avait réalisé plus tard que ce qui comptait, c’était qu’elle en ait un. Pour la liberté enfin, il en était arrivé au terme de sa vie à conclure qu’au fond, lorsque l’on pouvait douter haut et fort de cette chimère c’est qu’on était libre. Milos Forman, qui avait d’abord tâté dans sa jeunesse de la « dictature communiste » en Tchécoslovaquie, n’avait cessé tout au long de sa filmographie, de démontrer l’importance de la liberté intérieure et de mettre en avant des personnages conduits vers la rébellion, l’émancipation. Arte nous offre jusqu’au 8 juin le visionnage sans temps mort d’un documentaire signé Helena Trestikova et Jakub Hejna, sur l’auteur génial de « Vol au-dessus d’un nid de coucous » (1975), disparu en 2018. Continuer la lecture

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Modigliani dans la collection enfants sages

Il y a de toute évidence quelqu’un dans Paris qui s’acharne à essaimer des livres variés, ayant décidé depuis un ailleurs inconnaissable, qu’il était temps de reparler de celui-là. Et le plus étonnant dans ce livre d’André Salmon sur Modigliani, imprimé en 1968, c’est d’abord la couverture. En effet, le soin de tirer le portrait de l’artiste a été confié à une certaine Henriette Munière, davantage connue pour illustrer les couvertures de livres pour enfants et notamment la série du « Clan des sept », due à la romancière Enid Mary Blyton. Concernant Henriette Munière, on ne sait pratiquement rien. Son CV se résume à une collection d’images sages. Continuer la lecture

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Les vingt-cinq pyjamas de Maurice Ravel

On imagine que Jean Echenoz a quand même dû puiser à différentes sources bibliographiques afin d’imaginer les dix dernières années du musicien. Un roman extraordinairement bien rédigé qui nous embarque de la même façon que Ravel lorsqu’il s’apprête, en 1928, à prendre un paquebot pour New York. Il part en tournée et une fois installé dans sa cabine de première classe, il vérifie qu’il n’a rien oublié, ni « sa petite valise bleue bourrée de Gauloises » ni ses « soixante-quinze cravates et vingt-cinq pyjamas ». Ce musicien n’aime pas le négligé jusqu’à refuser de monter sur scène un soir de concert à Chicago, parce qu’il n’avait pas les chaussures adéquates. Après avoir lu l’ouvrage d’Echenoz paru en 2006, difficile de ne pas se prendre d’affection pour l’auteur du Boléro. Continuer la lecture

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Virée clandestine au MoMA

« We have temporarily closed ». L’un des plus importants musées d’art moderne est fermé pour les raisons que l’on devine. Et pourtant, il est possible de se transporter facilement  sur la 53e rue, entre les cinquième et sixième avenues à New York. Non pas en allant sur Internet, car l’exercice est vite lassant, mais en feuilletant l’imposant catalogue du Museum of Modern Art, édité en 1984. Un voyage exceptionnel dans le temps qui n’oblige au franchissement d’aucun portique de sécurité pas plus que de subir un décalage horaire de 36 ans. Sans connexion wifi profitez du voyage, « enjoy the ride » comme disait Jack Nicholson dans le film « Terms of Endearment » en 1983, à peu près la même année que l’ouvrage en question. Lequel nous présente pas moins de 1070 œuvres via une embardée jouissive (ci-dessus « L’homme au chapeau », Picasso 1912) depuis les débuts de l’art moderne jusqu’à l’univers de la photographie et du cinéma. Continuer la lecture

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Orly coupe le son…

… Et on ne peut que s’en réjouir pour les habitants dont la maison prolonge l’axe des pistes. Mais quand même, l’aéroport d’Orly aux arrêts de rigueur au moins jusqu’à l’automne, c’est tout un diaporama qui se déclenche. De Gaulle l’avait inauguré au mois de février 1961. Construit en quatre ans par l’architecte Henri Vicariat, Orly symbolisait plus que n’importe quel autre bâtiment, une ère nouvelle. Avant de monter à bord d’une Caravelle d’Air France, c’est bien de là qu’on partait « vers des étoiles nouvelles ». Les caravelles de José Maria de Heredia (1842-1905) marchaient davantage à la voile mais au fond cela revient au même. Entre déhaler et décoller il n’y a finalement que peu de différences, l’idée de voyage reste constante. C’est la seconde fois de son histoire qu’Orly se fige, si l’on veut bien se souvenir d’un bref précédent en 2010, lors de l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll. Continuer la lecture

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Jeune fille sous influence

Je ne me suis pas précipitée pour lire « Le Consentement » de Vanessa Springora au début de l’année parce qu’il fait partie de ces livres devenus des phénomènes médiatiques dont on se dit qu’on sait pratiquement déjà tout. Rappelez-vous : il s’agit du premier livre de la directrice des éditions Julliard dénonçant l’emprise sexuelle et psychologique dont elle a été l’objet, entre treize et quinze ans, de la part de l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle souligne qu’il lui a fallu plus de trente ans pour parvenir à en faire le récit, afin d’affronter à armes égales son prédateur justifiant toutes ses manipulations par le fait d’être un grand écrivain. Et soutenu pendant cinquante ans par une grande partie du milieu littéraire et intellectuel français dans cette opinion sur son talent, certes sulfureux mais indéniable, disaient-ils. L’art n’excuse-t-il pas tout ? Reproche-t-on à Balthus son goût pour les culottes blanches des petites filles ? Continuer la lecture

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Ce désir qui nous empêche de tourner pomme

Un peu lasse d’entendre les recommandations des médecins et des politiques qui arrivent à me donner l’impression pénible de la répétition et de la contradiction dans le même temps, je suis tentée de me tourner vers les paroles des poètes, dont les paradoxes ont, eux, l’art de me mettre en joie. Comme beaucoup, je suis émue par toutes les interventions de François Cheng. Il recommande, dans une tribune récente du Figaro, de se tourner vers les objets familiers avec émerveillement autant que vers les êtres qui nous entourent, pour retrouver avec eux la juste distance. Pour la décrire, il emprunte au chinois le mot de « li », signifiant le « rite du respect mutuel ». Ce respect pourrait être, selon lui, comparé à celui qui se déploie dans l’amour courtois. Pourtant, ces espaces étroits qui nous rassemblent dramatisent nos liens d’amour, et il s’agirait justement de retrouver dans la proximité (qui est parfois promiscuité) une distance salutaire, consistant à traiter l’autre « comme un hôte d’honneur ».
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De quel bois se chauffait Gustave Moreau

Afin de maintenir une bonne température ambiante dans la maison familiale, Gustave Moreau et sa famille n’avaient pas lésiné sur les investissements. D’immenses radiateurs, de volumineux poêles garnis d’un œil de cyclope, avaient en effet été installés dans les pièces du haut, notamment celles qui lui servaient d’atelier. Né en 1826, disparu en 1898, Gustave Moreau voulait laisser une trace de son passage sur Terre en indiquant, par voie testamentaire, sa volonté de transformer son domicile en musée personnel. En matière de gloire posthume, il n’est rien de tel que d’en maîtriser soi-même l’organisation. Cette préoccupation n’était pas chez lui une lubie de dernière minute. Dès 1862 il écrivait  en effet qu’il pensait à sa mort et « au sort » de ses « pauvres petits travaux ». Faux modeste sans doute puisque cette aimable maison nichée dans le neuvième arrondissement a vu par la suite, ses murs entièrement recouverts de ses œuvres à dominante symboliste. Ce musée fait en principe partie, de par sa taille, des établissements culturels qui seront autorisés à rouvrir au mois de mai. Continuer la lecture

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Une croûte de folie autour du cerveau

Yannina et Iakovos dansent un slow, joue contre joue. Elle lui demande : « Tu aurais le courage… Tu es capable de tuer ? » II répond que bien sûr, s’il le faut. Elle reprend : « Autrefois, avant Mauthausen, tu aurais pu ? » Serrés l’un contre l’autre, ils poursuivent ce dialogue jusqu’à ce qu’il lui dise de garder sa haine et de ne pas en avoir peur. « Quand viendra le temps où elle ne sera plus nécessaire, elle s’apaisera d’elle-même ».
Yannina et Iakovos dansent sur la place du village de Mauthausen au début de l’été 1945. « Ce n’était pas le dialogue le plus approprié pour un couple d’amoureux en train de danser un slow », commente Iakovos. « Mais nous étions un couple qui dansait à quelques kilomètres à peine du camp et juste quelques semaines après l’extinction des fours. De quoi parler d’autre ? » Continuer la lecture

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