La longue longue théorie des tabous

L’avertissement est net quoique légèrement étêté: emprunter ce ponton polynésien est « tabou ». Que se passerait-il si l’on tentait malgré tout d’y cheminer, la conséquence n’est pas précisée. Il n’est écrit que « tabu », dans une orthographe locale. Au bout du ponton on ne  devine qu’une île, quelques voiliers, un ciel azuréen, mais pas l’enfer. L’avertissement est assurément moins net qu’un « défense d’uriner sous peine d’amende ».  On peut donc supposer que le ponton est simplement privé et qu’il n’est pas ouvert à la promenade. D’ailleurs vu du bord ou vingt mètres plus loin, le panorama est globalement le même. Pourquoi risquerait-on dès lors de se fâcher avec le propriétaire d’une si mince passerelle. Le tabou, comme l’interdit, est un vocable dont les attendus sont hautement variables avec le temps. Il est progressif ou régressif avec des périodes de calme entre les deux. Cette semaine nous avons eu un Premier ministre qui, à propos de la mort, publiait sur son compte Twitter, ou « X » comme on voudra, que la mort ne pouvait être un sujet « tabou et silencieux ». Car l’idée de mettre fin légalement à ses jours, dans les cas dûment désespérés est maintenant inscrit dans la météo parlementaire. Les Belges ou les Suisses nous avaient sur ce point devancés, inventant respectivement quelque chose comme la frite ou la fondue létales.
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Sciences Po

Point n’est besoin de convoquer Aristote, pour comprendre le sens de l’expression société civile. Elle constitue l’antonyme de classe politicienne où se regroupe le monde des élus. A l’annonce de la composition de tout nouveau gouvernement, les commentateurs s’appliquent à y dénombrer les «ministres issus de la société civile». Leur légitimité repose sur un concept qui n’est pas absolu: une personne ayant réussi dans un quelconque domaine de la vie professionnelle est apte à diriger un ministère. À la condition que les instances de l’exécutif y trouvent un intérêt. Ce peut être pour des raisons techniques, des questions d’image ou d’ opportunités. Le ministre issu de la société civile se retrouve propulsé a son poste, dans la liesse d’une victoire électorale, sans jamais avoir affronté préalablement le suffrage universel, ni le grand jury de l’ENA (1). Sa caractéristique principale: il est sans étiquette. Ce type de personnage n’est pas récent. On croise déjà un Joseph Honoré Ricard, en 1920, sous la présidence d’Alexandre Millerand, passé d’ingénieur agronome à Ministre de l’Agriculture. Il possédait d’incontestables compétences techniques et une parfaite connaissance de la paysannerie. Continuer la lecture

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Gais pique-niques

A priori un pique-nique n’est pas censé dégénérer en partie fine. Lorsqu’ils ont vu cette œuvre de Manet achevée en 1863, certains ont cru y voir une forme d’obscénité, allant jusqu’à penser que ce déjeuner sur l’herbe représentait deux dandys accompagnés de deux prostituées. Ce qui fit sourire Manet qui donna en conséquence le surnom « partie carrée » à l’une de ses peintures les plus célèbres. Certaines époques sont pudibondes et la liberté n’y a pas bonne presse. En tout cas voilà que s’approche la saison des pique-niques et c’est l’occasion de constater, comme une fameuse photo de Man Ray réunissant quelques amis à Mougins durant l’été 1937, que le repas en plein air, n’a pas d’autre objectif que de passer un bon moment. Nombre de déjeuners sont occasionnés par nombre de motivations qui ne peuvent pas être transposées sur une nappe à carreaux posée sur le gazon, voire autour d’une table pliante au bord de la nationale 7 avec le capot de la Peugeot ouvert afin d’aérer le moteur. Il suffit en effet d’y réfléchir d’un peu près. Continuer la lecture

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T’ang Haywen, un peintre à redécouvrir

Suite à la donation exceptionnelle qui lui a été faite par la Direction nationale d’interventions domaniales en 2022, le Musée national des arts asiatiques-Guimet met aujourd’hui en lumière le peintre chinois T’ang Haywen (1927-1991). Vingt ans après une première rétrospective dans ce même musée, cette exposition est aujourd’hui l’occasion de redécouvrir un artiste méconnu et singulier qui vécut et travailla plus de quarante ans à Paris et fut, avec Zao Wou-Ki (1920-2013) et Chang Dai-Chen (1899-1983), l’un des trois grands peintres chinois de la modernité. À travers la sélection d’une centaine d’œuvres, le musée présente les grandes étapes de la carrière de cet adepte du taoïsme qui recherchait, selon ses propres termes, “une peinture idéale, unissant le monde visible et le monde de la pensée”. Car s’il fit de la France sa terre d’élection, T’ang Haywen resta fondamentalement attaché à la tradition chinoise et son œuvre, dans une approche tantôt figurative, tantôt non-figurative, se situe à la croisée de ces deux mondes, habitée par l’art de l’encre et de la calligraphie. Continuer la lecture

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Inexorable écriture

C’est dans l’abstraction, le secret d’un cabinet fantôme, derrière un fin paravent, qu’une main obstinée écrit nos destins. Cela semble particulièrement être le cas concernant Jeanne du Barry dont il a été fait un film sorti l’année dernière. Mais Maïwenn, réalisatrice et actrice, s’est arrêtée en route. Elle a bien commencé par le début mais a stoppé la narration bien avant la fin. Filmé et interprété avec un brio indéniable, son film a fait l’impasse sur la suite infernale. Où chaque pas de Jeanne du Barry semble la conduire inexorablement vers l’échafaud. Ce n’est pas tant la fin qui fascine du reste, elle soulèverait davantage le cœur, c’est cet itinéraire qu’emprunte l’ex-favorite de Louis XV, celle qui ne voit aucune des issues de secours qui bordent la route, qui ne flaire tout simplement pas le danger qui monte, qui se croit innocente, qui continue d’avancer, crâne et droite. L’un de ses biographes (1) décrivait en 1961 ce cheminement impitoyable. Et toutes ces options qu’elle aurait dû saisir, comme celle de rester en Angleterre plutôt que s’entêter à revenir au piège doré de Louveciennes. Car à un moment-clé, il finit par être trop tard pour enrayer le destin, comme l’écrit Jacques Levron. Continuer la lecture

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Un médecin très holmésien

Face à la popularité de son irascible détective, Arthur Conan Doyle finit par en avoir assez qu’il fasse de l’ombre à ses romans historiques, «ses romans sérieux», et il décida de lui régler son compte lors d’une empoignade mortelle avec son grand ennemi le professeur Moriarty sous les chutes suisses du Reichenbach («Le dernier problème», 1893). Mais les personnages de roman sont tout à fait capables d’échapper à leur créateur, et Doyle reçut des milliers de lettres d’injures de lecteurs persuadés que leur héros vivait bel et bien au 221 b Baker Street en compagnie du Dr Watson. Doyle tint bon près de dix ans, jusqu’à ce que Sherlock Holmes ressuscite dans «La maison vide» (1903), et l’écrivain s’excusait en 1927, dans la préface des «Archives de Sherlock Holmes», de la longévité de sa créature, semblable aux ténors qui ne cessent de «multiplier leurs adieux à un public indulgent». Continuer la lecture

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Le grand angle diplomatique

Faute de légendes précises, il faut se contenter des recherches menées par la conseillère scientifique de l’exposition. Sur le cliché ci-contre, la photographe Hélène Hoppenot s’est contentée de mentionner qu’il s’agissait des « Tombeaux des empereurs Sung » et pour la date de la prise de vue, il faudra se limiter à un intervalle entre 1933 et 1937 correspondant au séjour de l’auteur, selon les déductions des scénographes. Mais cette imprécision est quelque peu frustrante. Épouse de diplomate, Hélène Hoppenot (1894-1990) n’avait certes pas les réflexes du reporter-photographe qui annote et renseigne ses clichés. Comme elle rédigeait son journal en parallèle, on comprend que sa volonté affichée de ne pas prendre de notes et de se contenter d’appuyer sur le déclencheur avait surtout pour vocation de ne pas s’ennuyer, pas forcément de tout faire en vue de compléter l’exposition posthume de son travail qui se tient en ce moment-même au Musée du Jeu de Paume, en sa succursale du château de Tours. Il n’en reste pas moins de la vue ci-contre, qu’elle dégage un charme réel et que la prise de vue de trois-quarts dos, révèle un instinct technique satisfaisant. Continuer la lecture

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Un passeport finement ciselé

C’est une course, une course folle de Calais en Érythrée, de Paris au Cameroun, ou jusqu’à Landerneau (le Finistère comme argument d’exotisme). Un grand voyage orchestré par Alexis Michalik, auteur et metteur en scène. Une fois de plus, de main de maître. Bienvenue dans un nouveau tourbillon. « Passeport », c’est son nom, une pièce actuellement au (magnifique) Théâtre de la Renaissance. Le passeport en question, c’est celui qui ne permet pas de passer les frontières. Alors on cogne d’un bord à l’autre, comme une boule de flipper, qui ne veut pas sortir par la trappe du bas mais trouver l’issue cachée tout en haut, la destination rêvée. Fantasmée, plutôt, car la réalité est souvent bien différente. La pièce dit la quête d’identité, individuelle mais à vrai dire universelle. Elle parle d’intolérance, de clandestinité, de police et de coups bas, de débrouille. Parce que l’immigration ce n’est pas que toute la misère du monde. C’est aussi l’espoir d’une vie meilleure. Cela est conté ici sans lamentation. Avec émotion, oui, et avec le sourire aussi, le rire parfois même, tout est subtil. Émouvant et drôle, Alexis Michalik sait bien nous promener. Il réussit encore son coup. Avec lui, le spectateur est emporté, il se laisse porter avec délice. Continuer la lecture

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La guerre c’est toujours selon

Chacun en effet ne la voit pas de la même façon. Tant qu’elle est en cours, il n’y a ni victoire ni défaite, ni vainqueur ni vaincu. Et la façon de considérer le résultat, une fois signé le cessez-le-feu puis l’armistice, dépend de l’instrument de mesure employé. Au 15e siècle, l’écrivain espagnol Fernando de Rojas (ci-contre) avait écrit dans sa pièce « La Celestina » qu’il « n’est vaincu que celui qui croit l’être ». Autrement dit, même s’il ne reste qu’un guerrier sur le terrain, même s’il lui manque la moitié de ses membres, de ses oreilles, de ses dents et de ses yeux, du point de vue des chefs, tout est une question de curseur. À propos de chefs d’ailleurs, vu que le domaine martial ne manque ni d’actualité, ni d’auteurs et de citations qui vont avec, on pourra se rappeler de ce que disait l’écrivain Paul Valéry (1871-1945): « La guerre, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne massacrent pas ». Ce qu’ont pensé sûrement et par ailleurs, des millions de troufions versés sur le front, sans pour autant se sentir obligés d’adresser une communication à l’Académie. Continuer la lecture

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Belle comme un grand lys

Démangée par une fringale tenace, Perle Germain-Joubert avait fini par déclarer au baron Jérôme Napoléon Antoine qu’elle était prête à se noyer dans l’eau telle Ophélie, en allusion au fameux poème signé Rimbaud. Ce à quoi le baron répliqua finement qu’Ophélie « n’a pas marchandé sa noyade contre une boîte de pâté ». C’est l’un des bons dialogues du terroir cinématographique que l’on trouve dans le film « Le baron de l’écluse », sorti en 1960. Le baron n’est autre que Jean Gabin et la dame qui se plaint d’avoir faim est interprétée par Micheline Presle, celle qui nous a finalement quittés cette année après 101 ans d’existence. Pour en finir avec Rimbaud, l’actrice était justement belle telle Ophélie, comme « un grand lys » et cela ne l’empêchait pas de tourner des films avec drôlerie avec ce « Baron de l’écluse » tourné par Jean Delannoy à partir d’une nouvelle de Georges Simenon, adaptée par Maurice Druon, avec des dialogues toujours au poil de Michel Audiard. Plus de trois millions de spectateurs en tout, se sont régalés du cocktail. Sans compter ceux qui continuent de le faire via différents supports.
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