Oedipe enfin innocenté

Pierre Bayard est un phénomène unique dans la littérature française : ayant la double casquette de professeur de littérature (Université Paris 8) et de psychanalyste, il fait dialoguer comme personne ces deux disciplines de la façon la plus réjouissante. Tous ses livres (une vingtaine) sont publiés aux Éditions de Minuit, et certains, dont «Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?» ou «Comment parler des lieux où l’on n’a pas été », ont connu un succès mondial. Comme quoi on peut être à la fois sérieux et facétieux, comme il l’a démontré dans sa fameuse série de «critique policière» comprenant «Qui a tué Roger Ackroyd ?», «Enquête sur Hamlet», «L’Affaire du chien des Baskerville», et «La Vérité sur «Ils étaient dix». Les amoureux d’Agatha Christie, de Shakespeare et d’Arthur Conan Doyle y reconnaîtront les leurs… car Bayard s’amuse beaucoup à reprendre l’enquête à leur place et à démontrer qu’ils se sont trompés de coupable (voir mon article du 11.1.2017).

Il était donc fatal qu’il s’attaque un jour ou l’autre à la pièce de Sophocle «Œdipe roi», considérée comme la première enquête policière de la littérature, ayant servi à Freud pour élaborer le plus célèbre complexe de la psychanalyse. La pièce dévoile la malédiction pesant sur Œdipe, devenu roi de Thèbes et l’époux de la reine Jocaste après avoir triomphé de l’énigme du Sphinx. On découvre qu’il a fui ses parents régnant à Corinthe à la suite d’un oracle prédisant qu’il tuera son père et épousera sa mère. Il décide alors de mener l’enquête afin de connaître la cause de la peste envoyée par Apollon sur la ville, pour découvrir qu’il en est responsable pour avoir commis parricide et inceste, ayant par hasard tué son père Laïos au détour des chemins puis épousé sa mère, tout ceci en parfaite innocence naturellement. Apprenant «la vérité», le roi de Thèbes se crève les yeux et Jocaste se pend.

Pour nous démontrer qu’Œdipe n’est pas coupable, comme le croient Sophocle et la terre entière depuis 459 avant Jésus-Christ, le professeur-psychanalyste s’y prend en trois coups imparables avec une rigueur digne de Sherlock Holmes, d’Hercule Poirot ou de… l’inspecteur Morse. Comme toujours avec lui, le raisonnement est subtil et tout à fait original, s’appuyant cette fois sur la mythologie grecque et le grec ancien parfaitement maitrisés. Il commence par attirer notre attention sur la lignée des Labdacides dont descend Laïos pour nous entraîner bien avant l’époque de la pièce de Sophocle. Laïos encore jeune est accueilli dans le palais de Pélops, éminente figure de la mythologie, qui lui confie l’éducation de Chrysippe, l’un de ses fils. Or « Laios s’éprend du jeune homme dont il doit assurer l’éducation, l’enlève et le viole. Terrassé par la honte, Chrysippe se suicide par pendaison. Fou de douleur, Pélops maudit alors Laïos et, familier des dieux dont il peut aisément demander l’aide, en appelle à la vengeance d’Apollon. Celui-ci, dans un oracle, annonce à Laïos son châtiment : s’il a un jour un fils, celui-ci le tuera et fera l’amour avec sa mère. La tragédie d’Œdipe, avant même qu’il soit né, vient de commencer. » Ni Sophocle ni Freud ne s’en étaient préoccupés…

Le deuxième postulat de l’enquête du brillant détective tourne autour de la découverte fortuite, par Œdipe, qu’il serait un fils adoptif de ses parents régnant à Corinthe. Œdipe se rend alors à Delphes pour consulter la Pythie, et connaît le premier séisme de son existence, en apprenant qu’il tuera son père et épousera sa mère (deuxième prophétie semblable…). Croyant qu’il s’agit de ses parents corinthiens, Œdipe s’empresse de s’éloigner d’eux et prend la route de Thèbes où comme on le sait, il tue un voyageur rencontré en chemin. Là l’auteur nous entraîne dans une analyse vertigineuse de la pièce et de la mythologie grecque pour nous faire la révélation suivante : comme certains personnages livresques (un thème qui lui est cher), les dieux de la mythologie ont aussi une forme d’existence, et la colère d’Apollon s’est déchaînée contre l’hubris (ou audace démesurée) de celui qui s’est substitué à Œdipe en tuant Laïos à sa place. Quelle histoire ! Œdipe ne serait donc pas coupable, mais alors qui ? Comme dans toute bonne enquête, les pièces du puzzle se mettent en place sans que le mystère s’éclaircisse.

L’enquête se poursuit, les différentes versions du meurtre de Laïos sont examinées à la loupe, et enfin page 97, le détective amateur mais chevronné s’étonne que Jocaste, la mère d’Œdipe, n’ait pas reconnu son fils alors que pour déjouer la prédiction, elle avait cruellement entravé les pieds du nouveau-né en accord avec son époux avant de le confier à un berger de Corinthe pour qu’il abandonne l’enfant en plein désert. En fait, suggère l’auteur, Jocaste n’aurait-elle pas bel et bien reconnu Œdipe à ses chevilles blessées, et ne l’aurait-elle pas épousé en toute connaissance de cause ? La tête nous tourne de plus en plus face à toutes ces hypothèses affolantes, nous ne voyons toujours pas où Pierre Bayard veut en venir.

Mais il s’agit de respecter l’avertissement placé en tête du livre : «Ce livre est un roman policier. Il est donc fortement déconseillé de feuilleter les dernières pages, qui donnent la solution de l’énigme.» Car nous sommes dans la meilleure tradition d’un detective novel

 

Lise Bloch-Morhange

 

« Œdipe n’est pas coupable » Pierre Bayard, décembre 2021, 192 pages, 16 euros

 

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2 réponses à Oedipe enfin innocenté

  1. Krys dit :

    Quel bonheur pour un non-initié de découvrir cet auteur et un récit si riche d’enseignements novateurs. Merci beaucoup Monsieur Sigmund F. l’inspirateur et Madame Lise, la médiatrice.

  2. Chini Germain dit :

    C’est un véritable suspense!! Qui ne se prends pas trop au sérieux.
    Vraiment très agréable

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