Journalistics

Le journaliste causant dans le poste a souvent la langue chargée. Chargée de poncifs, de pléonasmes, de catachrèses, de barbarismes, de métaphores et autres épitopes. Sans compter moults américanismes, pandémie contre laquelle il n’est pas de traitement. Il dit opportunité pour occasion, initier pour commencer, supporter pour soutenir, revisiter pour revoir, finaliser pour conclure, et, last but not the least, solutionner pour résoudre. Pour lui, circonlocution se prononce circonvolution. Son vocabulaire se pare d’anciens vocables, escarcelle, giron, férule, fief, houlette, manne (qu’il lui arrive de confondre avec mânes), viatique, dont il peut ignorer le sens originel. Ce qui n’a d’ailleurs aucune importance, puisqu’il les emploie volontiers à contretemps : les espèces sont sonnantes et trébuchantes, même comptabilisées en billets verts. Il serait, notamment, fort surpris d’apprendre que cette sellette, sur laquelle il place tant de gens ou d’institutions, était un siège instable, ou, selon la procédure pénale de l’Ancien régime, le prévenu était placé, lors d’un interrogatoire, afin de lui faire perdre sa dignité. (On a cessé de l’utiliser par le décret des 8 et 9 octobre 1789).
À chacun son cliché, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme, le comité d’éthique
donne son feu vert, la police passe le quartier au peigne fin, les langues commencent à se délier, le PSG caracole en tête de la ligue 1, tandis que Monaco renoue avec la victoire. La nature reprend ses droits, et, puisque le gouvernement fait la sourde oreille, les syndicats ne vont pas baisser les bras. Certains termes se trouvent dotés d’un qualificatif obligé : le rapport est accablant, la détermination sans faille, la découverte macabre, la dérive maffieuse, le signal fort, la surveillance haute, voire très haute, si ce n’est étroite. Et la Justice utilise son collimateur Les automatismes verbaux peuvent s’enfiler l’un dans l’autre, ainsi : le bilan ne cesse de s’alourdir, ouvrant sur une mission de la dernière chance, après quoi nous verrons le bout du tunnel.

Lorsque l’actualité s’y prête, il est même possible de construire des énoncés complets en tics journalistiques. Par exemple : la roche Tarpéienne n’étant pas loin du Capitole, de Charybde en Scylla, la barre fatidique, en rompant le mur du silence, tombe sous le seuil de pauvreté, délivrant un formidable message d’espoir aux milieux les plus défavorisés.
Chantre de l’immédiat, le journaliste causant dans le poste privilégie le «coup», tour à tour médiatique, de cœur, de poing, de chapeau, de boutoir, de filet, de frein, de gueule,
de folie, de balai, de tonnerre (dans un ciel serein), de colère, de théâtre, de la loi. Sans oublier de Jarnac, car ses lieux communs s’ornent volontiers de noms propres. Une réunion visant à légiférer devient un Grenelle, une reculade du pouvoir un Munich, ce désastre électoral important une Bérézina, un groupe restreint pratiquant l’entre soi le Landernau du ceci cela, et la rencontre de gouvernants se partageant des responsabilités un Yalta. Qu’une quelconque population se trouve en grande difficulté, et devra venir un plan Marshall.

Quelques évocations appellent immanquablement la périphrase : la Corse se dénomme
l’Ile de beauté, Marseille la cité Phocéenne, les Champs Élysées la plus belle (ou la
plus grande) avenue du monde, et la France, le pays des Droits de l’homme, car en la matière il ne faut pas craindre le dithyrambe. L’emploi de certains mots peut s’avérer ambigu : «véritable» devient généralement le propre de ce qui ne l’est pas tout à fait (ainsi l’énumération précédente serait dès lors qualifiée de véritable inventaire à la Prévert), le verbe «vouloir» conduit à son contraire, dire « le gouvernement se veut rassurant » signifie qu’il ne parvient pas à l’être.

Le journaliste causant dans le poste a l’art de l’anniversaire imprécis (…presqu’un an jour pour jour) et de l’absolu relatif (du jamais vu depuis ..) Il a le sens des formules toutes prêtes donnant du volume à la phrase creuse. De cette façon, le grand chassé-croisé Juilletistes-Aoutiens fera mettre les bouchées doubles à la SNCF. Elles se mouleront, le cas échéant, sur le titre d’une œuvre culte, le terme mis ici entre parenthèses étant remplaçable par n’importe quel substantif : (la vie) est un long fleuve tranquille, (la nostalgie) n’est plus ce qu’elle était, (noblesse) oblige, chronique d’une (mort) annoncée, (Dieu) existe, je l’ai rencontré, de quoi (machin chose) est-il le nom, sans omettre un (train) peut en cacher un autre.

Il pratique sans gêne l’affirmation gratuite hors de son (ses) domaine(s) de compétence, n’hésitant pas à avancer, après un jugement qu’il fera sans doute jurisprudence, ou face à un événement défrayant la chronique, que rien ne sera plus comme avant. Il ne déteste pas la bouffissure, dénommant toute thérapeutique un peu performante de médicament miracle, et le Tour de France, fait, comme chacun peut le constater, de tronçons de parcours, de Grande Boucle. Enfin, il excelle dans le choc des mots, comme en témoignent ces extraits pur sucre : loufoque «un SAMU de nuit verra le jour à Bruxelles», espiègle «le Président Clinton ébranlé par Monica Lewinski», scientifique «chaque mot doit être pesé au millimètre», redondant «les futurs collectionneurs de demain»,surréaliste «le trou de la Sécu n’en fini pas de se redresser», voire décidément lugubre «Dany Robin s’est éteinte dans l’incendie de son appartement». Bien évidemment ces citations sont authentiques, car cela ne saurait s’inventer. Magie du verbe.

 

Jean-Paul Demarez

Photo: ©PHB

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 réponses à Journalistics

  1. Superbe !
    Sorte d’Hexagonal de la profession !

  2. Gérard Capelle dit :

    En ce moment c’est la table qui a bon dos.
    On ne compte plus le nombre de choses que l’on met dessus.

  3. Yves Brocard dit :

    « épitopes » : quésaco?
    Il n’y a pas que les journalistes, les politiques, à commencer par celui qui est à la tête de notre pays, usent aussi « à plus soif » de ces dérives verbales.
    L’expression qui m’énerve et me fait fermer le poste, c’est « être en capacité ». On entend même « être en capacité de pouvoir… »! Le summum c’est « d’être en capacité de pouvoir avoir la possibilité de… »
    Le verbe valise « convoquer » se retrouve de plus en plus, notamment dans la bouche ou les écrits des historiens d’art.
    Bonne journée

  4. Convoquer. Egalement de plus en plus présent dans la bouche et/ou les écrits de pseudo-artistes voulant le plus souvent justifier leur néant…

  5. Ryto dit :

    Avez-vous remarqué que depuis cet automne tout est devenu glaçant : images glaçantes, constat, révélations, résultats glaçants.
    Vivement les beaux jours !

  6. Barbey dit :

    Éblouissant et rejouissant « en ces temps moroses, au jour d’aujourd´hui… » !

  7. Byam dit :

    Sans rancune, le journaliste met un second accent et un seul « m » à « décidément » :)))

  8. Brocard Yves dit :

    Ce matin dans Le Point:
    Le président du Parlement européen, l’Italien David Sassoli, est mort
    Le mandat de cet ancien journaliste, présentateur de journaux télévisés en Italie, à la tête de l’assemblée depuis 2019, devait expirer ce mois-ci. Sic!

  9. VICTOR MARTIN-SCHMETS dit :

    Puis-je vous faire remarquer quee « presque » ne s’élide que dans « presqu’île » ?

  10. Mme Claude Lerat-Gentet dit :

    Magnifique chronique !
    On pourrait refaire un bêtisier contemporain
    Ce qui me fait grimper au mur en ce moment
    Ce sont les pépites et les licornes …
    Mais j’adore le Musée de Cluny et surtout sa Dame à la licorne !

  11. Gilles Bridier dit :

    Réjouissant! On pourrait ajouter une autre expression fréquemment entendue: « les journalistes ont été convoqués à une conférence de presse » de tel ministre. N’étant pas, par éthique professionnelle, sous l’autorité d’un gouvernement, on disait plutôt jadis que les journalistes étaient « invités » à une conférence de presse. Comment analyser cette dérive dans l’expression?

  12. guillemette de Fos dit :

    Savoureux ! La palme revient à la météo et son évolution « chaotique ». On pardonnera « la nouvelle qui arrive par l’Ouest » pour cause océanique. La presse écrite n’est pas non plus dépourvue de tics (les avions « cloués au sol » et « la société machin avale la société chose ») et l’adjectif « conséquent » utilisé à la place d’important…

  13. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Ah vraiment merci pour cette énumération rigolote.
    « Les Soirées de Paris » ont-elles un dessinateur pour illustrer cet article ?

  14. Une tension palpable dans cette chronique…

  15. Brocard Yves dit :

    Décidément, Le Point très au goût du jour. Ce matin :
    « Pour évoquer la quête de l’immunité collective, certains commentateurs ont convoqué la théorie de la sélection naturelle. Mais ça n’a rien à voir. »

    • Yves Brocard dit :

      Je me souviens, il y a quelques années, au festival de piano de la Roque d’Anthéron, sur le parvis de l’église de Lambesc, Anne et Yann Queffélec alternaient piano de l’un et lecture de ses œuvres de l’autre. C’était mortel, on ne sentait aucune résonance entre les deux interventions, ni même une complicité. L’un de semblant ni écouter ni être intéressé par l’autre.
      Là ce n’est pas un couple mais une fratrie, qui ne fonctionnait pas à la scène.

  16. Michèle Puyserver dit :

    Savoureux! Merci!
    Mais je ne vois pas bien ce que viennent faire là Anne et Yann Quéffelec…

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