Saga bleue

Emanuel Haldeman-Julius avait le flair des grands éditeurs. Il n’hésitait pas à changer carrément le titre des ouvrages des grands auteurs qu’il publiait. Et avec quelle radicalité! Ainsi « The talow ball » de Maupassant (Boule de suif) fut transformé en « A french prostitute’s sacrifice », ce qui se comprend sans traduction. En érotisant un brin les titres de ses collections, l’éditeur américain faisait tomber les dollars. Ce qui fait aussi que « The Fleece of gold » de Théophile Gautier (La toison d’or) fut remplacé  par « The quest for a blonde mistress ». Et dans le registre des auteurs anglophones, Haldeman-Julius transforma « Essais sur Joseph Conrad et Oscar Wilde » en « Un navigateur et un homosexuel ». C’était plus vendeur et à chaque fois les chiffres lui donnaient raison. Et comme l’on pouvait avoir vingt des Little Blue Books pour un dollar seulement, l’idée consistait à en acheter 19 « normaux » et en insérer un de plus à connotation érotique pour plus de discrétion. Cela se passait dans la première partie du 20e siècle, en Amérique. Et la saga bleue de cet éditeur hors du commun vient de paraître aux éditions de l’Échappée dans une présentation naturellement blue.

En fait il n’étaient pas tous bleus mais la collection, célébrissime de l’autre côté de l’océan, était bien intitulée « Little Blue Books ». Et Goulven le Brech l’auteur nous raconte l’histoire passionnante d’un homme qui avait voulu par humanisme militant d’une part et sens aigu des affaires d’autre part, mettre la littérature, la culture et les guides pratiques, à la portée de tout le monde. Ils valaient tellement peu cher, leur qualité était tellement passable qu’il était normal de les mettre à la poubelle après usage comme on le fait aujourd’hui d’un rasoir jetable. C’est par ailleurs et paraît-il, en voyant des militaires américains déchirer leurs Blue Books, que Daniel Filipacchi aurait eu l’idée de lancer en France les livres de poche. Emanuel Haldeman-Julius fut l’un des précurseurs dans ce domaine, ce qui permit à beaucoup de monde de découvrir des titres allant de Voltaire à Victor Hugo, de Jack London à Oscar Wilde, sans compter des guides pratiques sur la sexualité dans une Amérique où la pudibonderie servait paradoxalement d’accélérateur commercial.

Dandy, lettré, socialiste, affairiste, tel nous est dépeint Emanuel Haldeman-Julius (1889-1951) qui se lança dans cette aventure éditoriale quelque part dans le Kansas, peu après avoir été journaliste dans des revues de gauche (du point de vue américain). Sa femme le soutint notablement dans cette aventure. Ils formaient un couple moderne et avaient passé un pacte de « compagnonnage » qui autorisait l’un et l’autre à mener des aventures extra-conjugales. Ils firent même la promotion de ce type d’union.

À travers ce portrait, Goulven le Brech nous fait voyager dans cette Amérique si particulière de la première moitié du vingtième siècle, celle qui hésitait entre les idées modernes et les bas-fonds idéologiques de l’obscurantisme yankee. Bas-fonds c’est sûr lorsqu’il était possible à toute une foule, dans la ville de Waco en 1916, de lyncher un afro-américain avec des raffinements atroces de cruauté et dans une ambiance qui tenait du carnaval. Goulven le Brech nous fait découvrir aussi moult personnages, tel Julius Wayland , l’un des auteurs publié dans les Little Blue Books et qui publia dans son journal Appeal to Reason, le roman de Upton Sinclair, lequel décrivait au fil des pages les terribles conditions de travail en vigueur dans les abattoirs.

N’oubliant jamais la dimension sociale de l’humanité, Emanuel Haldeman-Julius fut certainement un des acteurs ayant contribué à une Amérique davantage instruite. Sa réputation de « Henry Ford » de l’édition lui conférait une puissance de feu pour ses idées de gauche qui n’était pas sans gêner le pouvoir fédéral, y compris le président des États Unis (Hoover) qu’il brocardait régulièrement avec sa plume trempée dans de l’acide, surtout durant la grande récession. Le FBI  dirigé par un autre Hoover croulait sous les plaintes de l’Amérique bien pensante laquelle voyait tout à la fois chez ce dandy insolent un chantre du socialisme et un apôtre de la liberté des mœurs. Ce qui fait qu’il y eut des suspicions lorsque l’on retrouva en 1951 Emanuel Haldeman-Julius noyé dans sa piscine. Mais il est probable qu’il mourut sans aide, du moins du point de vue de sa dernière femme, puisqu’il était de plus en plus souvent ivre et qu’il ne savait pas nager.

Ces Blue Books ne valaient donc pas grand chose à l’achat et encore moins à la revente quand ils échappaient à la benne. Emanuel Haldeman-Julius avait longtemps tâtonné avant de trouver le bon label. La collection s’appela un temps Ten Cent Pocket Series puis Five Cent Pocket Series. De nos jours, sans atteindre des prix excessifs, les Little Blue Books sont plutôt recherchés par les collectionneurs surtout s’ils sont encore dans leur emballage d’origine, celui que délivrait la poste américaine. Une découverte que ce livre bleu dont la taille excède l’objet qui en fait la teneur.

PHB

« Little Blue Books, histoire de l’éditeur le plus rocambolesque du mode », éditions Le peuple du monde l’Échappée, 18 euros

 

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10 réponses à Saga bleue

  1. Michele Sébenne dit :

    Bon anniversaire, chère Les Soirées

  2. Joëlle SEGERER dit :

    3000 occasions quasi quotidiennes d’élargir nos horizons ! C’est un bel anniversaire. Guillaume Apollinaire n’en reviendrait pas, lui qui lança ces « Soirées ». Bravo et un grand merci à tous ceux et celles qui, de leur plume élégante, les enrichissent de leurs incitations à nous cultiver et en particulier à Philippe Bonnet qui mène la barque.

  3. Pierre P. dit :

    Bon Anniversaire donc !
    Bravo et grand merci pour toutes ces chroniques pertinentes.
    N’oubliez-pas de nous signaler la 4000e …

  4. Objois Françoise dit :

    Heureux anniversaire aux Soirées et merci à Philippe Bonnet et tous les chroniqueurs !
    Que la 3000ème chronique soit consacrée à l’édition est un heureux hasard.
    Elle souligne en tous cas la ligne décalée et savoureuse des LSP que l’on prend toujours plaisir à lire.
    A bientôt le plaisir de découvrir les 1000 prochaines…

  5. gilles dit :

    Qui l’eût cru? L’eusses-tu cru toi-même, Philippe, en (re)lançant les Soirées de Paris, que tu célébrerais cette 3000e, un premier palier avant d’autres du même acabit…? Quel souffle, quelle endurance! Bravo à tous les contributeurs, on ne s’en lasse pas!

  6. perico pastor dit :

    Merci!

    Bon anniversaire!

  7. de Fos Guillemette dit :

    Du souffle, de la curiosité, de l’imagination, du partage…
    Bravo et merci Philippe !

  8. Sensey dit :

    Bravo pour cette 3000 eme et longue vie aux Soirées

  9. jasmin dit :

    Une belle couleur pour fêter une 3000e,
    3000 bravos et 3000 mercis!

  10. Jean C. dit :

    La 3000 ème, et 13 ans bientôt! On a décidé de soirée de fête pour moins que ça…

    Merci cher Philippe!
    jmc

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