Seule contre une Big Pharma

Il y a juste deux ans, la chaîne Disney+ diffusait la série « Dopesick »  crucifiant la famille Sackler propriétaire de «Purdue Pharma», une big pharma américaine responsable d’une gigantesque addiction aux opiacés. De quoi s’étonner que depuis août dernier, Netflix diffuse avec succès la minisérie « Painkiller » (antidouleur) sur le même thème. Mais il faut savoir que cette épidémie de puissant antidouleur opiacé atteint des proportions inégalées aux États-Unis depuis une quinzaine d’années, illustrées par le chiffre de 300.000 morts. Il faut aussi rendre à César ce qui est à César: les créateurs américains possèdent un vrai talent pour ce genre de séries basées sur des faits réels et nous en font saisir toute l’horreur. Peut-être faut-il avoir mis le pied aux États-Unis pour comprendre les proportions que les déviances du système peuvent atteindre, d’où la quasi-impossibilité d’y remédier, alors que chez nous on aime se bercer d’illusions. Autre talent US remarquable, celui de mêler réalité et fiction au point de nous rendre incapables de saisir ce qui relève de l’une ou de l’autre, en nous maintenant sur des charbons ardents: jusqu’où vont-ils donc aller dans les révélations sur les turpitudes des vrais méchants?

Ce que fait précisément «Painkiller», en structurant la narration autour d’un personnage imaginaire, une «bureaucrate», tout simplement, comme elle se définit, évoquant les étapes de sa croisade remontant aux années 1990 contre le clan Sackler. Fort habilement, Edie Flowers est à la fois une femme et une Noire interprétée par la comédienne Uzo Aduba, incarnant la bonne conscience d’une enquêtrice intègre à forte poigne, traquant au départ les illégalités du système de santé. Grâce à son acharnement, elle va découvrir l’immense arnaque mise en place par «Purdue Pharma». Les créatrices Noah Harpster et Micah Fitzerman-Blue prennent le temps de développer son personnage, une solitaire n’ayant que son travail –just work– dans la vie, passant son temps chez elle à jouer aux jeux vidéo. On comprendra peu à peu ses raisons très personnelles de s’acharner sur les empoisonneurs que sont les Sackler.

La minisérie a l’ambition (excessive) de couvrir symboliquement en six épisodes tous les aspects et protagonistes du drame. À commencer par ceux (des millions aux States) qui tombent dans le piège des opiacés, à travers une famille sympathique d’Américains moyens gérant une petite entreprise de pneus. Le père Glen (le beau Taylor Kitsch) se blesse gravement le dos en tombant sur une pièce de métal, doit subir une opération, et se voit bientôt prescrire par son médecin «un tout nouvel antidouleur miracle très puissant, l’OxyContin, qui non seulement calme la douleur pendant douze heures, mais ne provoque pas d’accoutumance». Nous assisterons à la lente descente aux enfers du jeune père de famille.

On le voit, la stratégie du chef de clan, le docteur Richard Sackler, véritable «monstre», comme l’appelle Edie Flowers, est doublement redoutable : non seulement il a imaginé cet antidouleur plus puissant que les autres en toute connaissance de cause, bien conscient de son aspect addictif, mais orchestré une brillante campagne commerciale pour convaincre les médecins de devenir prescripteurs. Si cela vous rappelle les compagnies de tabac US propageant les cigarettes dans les années 1950 en couvrant de dollars nombre de scientifiques proclamant leur innocuité, vous avez tout à fait raison.

Sur le petit écran, le docteur Richard Sackler est un curieux monstre, un curieux méchant: interprété par Matthew Broderick, autrefois abonné aux rôles de gentils, le teint blême et bouffi, le visage sans expression aucune, il erre seul avec son chien dans son immense château comme un fantôme, et garde cet air fantomatique en toutes circonstances. On a voulu en faire un méchant d’un nouveau type, comme hors du monde, mais il manque de noirceur. Par contre le bataillon de jolies filles chargées de propager la bonne parole auprès des médecins à travers le pays est tout simplement stupéfiant. Existe-t-il vraiment autant de filles sexy aussi stupides, uniquement avides de beaux frigidaires, de belles terrasses, de bijoux et de belles voitures pour ne jamais se poser la moindre question ? Les séances où elles entrent en transe en hurlant «OxyContin !», «Révolution !», «Plaisir !», nous plongent au cœur même du malaise américain, souligné par la réalisation nerveuse de Peter Berg.

Condamnés par la justice d’année en année, les Sackler ont déjà versé des millions voire des milliards de dollars mais les poursuites comme les affaires continuent. Ils ont ouvert en France leur filiale Mundipharma en l’an 2000. En octobre 2018, Le Monde écrivait: «Les différentes spécialités d’oxycodone du laboratoire Mundipharma ont connu une augmentation de 1950 % en France. La part de ces produits parmi les utilisateurs d’opioïdes forts est passée de 3 % à 34 %.» Autrement dit la réalité rejoint la fiction.

Lise Bloch-Morhange

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Une réponse à Seule contre une Big Pharma

  1. Isabelle Guillot dit :

    Très intéressant. Merci, Lise pour cet article. Je vais regarder.
    Dans le domaine des dénonciations, on sait faire fort aussi au cinéma et au théâtre, exemple le médiator avec le film et la pièce de Pauline Bureau.

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