Quatre sous d’opéra

Qui ne connaît pas la complainte de «Mack The Knife», popularisée dans le monde entier par Ella Fitzerald dans les années 1960 ? Eh bien voilà l’occasion de la fredonner à nouveau ou de la découvrir grâce à la Comédie Française. Redécouvrir ou découvrir un chef d’œuvre musical est un bonheur rare qu’il ne faut pas laisser passer. «When the shark bites, with his teeth dear…» chantait Ella sous les délires de la foule à Berlin en 1960 (CD «Ella in Berlin»). C’était le temps de la première résurrection de «L’Opéra de quat’sous» créé à Berlin en 1928 sur un livret de Bertolt Brecht et la musique jazzy de Kurt Weill. Immense succès : en cinq ans, l’œuvre est donnée plus de dix-mille fois en Europe et traduite en dix-huit langues. L’un des trois génies du cinéma austro-allemand avec Fritz Lang et Murnau, G. W. Pabst (celui qui a dirigé les deux plus beaux films de Louise Brooks dont «Loulou»), tourne dès 1931 une double version en allemand et français.

Par une chance extraordinaire, due à on ne sait quel génie de la programmation, on trouve actuellement sur Youtube la version française intégrale du film de Pabst. Autrement dit le sexy Albert Préjean en «Mackie le Surineur», la tendrement piquante Florelle en Polly, sa nouvelle épouse, et Margo Lion en Jenny, son ancien flirt, «la fille de Londres» égrenant avec dédain «La fiancée du pirate», rôle tenu dans l’original allemand par la célèbre Lotte Lenya, première femme de Bertolt Brecht. Une occasion unique de découvrir le génie de Pabst, ses éclairages sur le décor et le visage des acteurs, ses plans fixes hérités du muet, son art de conteur… tout ce qui constitue une excellente introduction à la résurrection de la Comédie Française.

Cette résurrection s’est déroulée au dernier Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, dans la belle cour de l’Archevêché, puis reprise entre les murs du Français depuis septembre, et parallèlement sur Arte.tv, cette miraculeuse, prodigieuse et fabuleuse source culturelle de milliers d’œuvres, qui nous propose très généreusement le spectacle jusqu’au…12 juillet 2024. Donc aucune excuse pour ne pas en profiter, même si bien entendu il s’agit d’une tout autre expérience qu’à Aix ou en salle. Quel que soit le lieu, peut-être fallait-il ou faut-il prendre quelques repères avant de se plonger dans l’histoire. Savoir par exemple que Brecht et Weill de sont inspirés d’une pièce anglaise de John Gay, «The Beggar’s Opera», «l’Opéra des gueux», remontant à 1728, en l’agrémentant de quelques vers de Kipling ou Villon. Ce qui explique que l’action se situe à Soho, bas quartier de Londres, lors d’une guerre de gangs menée par «Mackie le Surineur» et le «Roi des mendiants» Jonathan Jeremiah Peachum. Voilà qui devrait nous suffire pour commencer.

L’orchestre attaque fort, ça swingue et ça claque, genre musique de cabaret. Maxime Pascal est à la baguette avec son ensemble Le Balcon, cuivres, claviers et autres percussions, comme le voulait Kurt Weill, on peut lui faire confiance. Du fond de la scène et dans le noir, se détache Claïna Clavaron, longe perruque bouclée blanche tranchant sur sa peau noire et couleurs flashy, qui s’avance jusqu’au micro au bord de la scène et entame la si fameuse complainte de «Mack la lame». Ah c’est vrai ! C’est en français ! Un peu étrange, au début, cette nouvelle version française signée avec talent par Alexandre Pateau. Il faut s’y habituer, même si la comédienne a le rythme et la gouaille voulus. Lui succède le «Roi des mendiants», Christian Hecq en personne, se lançant dans un gag avec un jeune Noir qui veut rejoindre ses troupes. Comédiens alignés devant des micros, noir sur scène, projections vidéo of course et inscriptions, gag un peu long et obscur. Il faut dix minutes pour qu’arrivent Madame Peachum et son air «Pauv’madame Peachum». Dominique Viala assure, elle aussi, mêlant gouaille et autorité. Les crapuleux Peachum s’inquiètent pour leur fille unique Polly, apparemment attirée par ce «Mack la lame» de mauvaise réputation. L’action est lancée.

Tous les premiers rôles se sont littéralement transformés en acteurs-chanteurs, dont Marie Oppert en Lucy ou Elsa Lepoivre en Jenny, le rôle de Lotte Lenya, ou encore Birane Ba en Macheath et Benjamin Lavernhe en «Tiger Brown». Mais les dialogues parlés et divers gags prennent beaucoup de place, parfois trop. Sommes-nous dans une comédie musicale ? Une pièce avec musique ? Un opéra balade, comme on dit ? Est-ce une bonne idée, se demande-t-on aussi, d’avoir confié au fameux metteur en scène berlinois Thomas Ostermeier sa première mise en scène lyrique avec une œuvre faussement facile ? En tout cas, Arte nous offre tout le temps du monde pour nous en faire une idée, pour découvrir, redécouvrir et nous délecter.

Lise Bloch-Morhange

«L’Opéra de quat’sous», G.W. Pabst, version française, 1931
«L’Opéra de quat’sous», Comédie Française 2023, Arte.tv

Source image: Unifrance
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4 réponses à Quatre sous d’opéra

  1. Merci pour le lien vers le Pabst 🙂 !
    Cela dit, il pointe vers un passage où l’on voit Antonin Artaud.
    Le lien vers le film entier est là : https://www.youtube.com/watch?v=GA5T9s0YmSI

    J’ajouterais juste aux 3 génies austro-allemand, Lubitsch, un génie d’un autre genre…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Merci pour le lien et bien entendu, Ernst Lubitsch fait partie de ces grands cinéastes venus d’Allemagne pour enchanter Hollywwod. J’y ajouterai Douglas Sirk, que l’on a longtemps pris pour un faiseur de « mélos », et qui reprend sa juste place depuis quelque temps.

  2. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci Lise …je peste de ne pouvoir retourner à la Comédie Française (spectacles toujours complets…) et j’avoue une addiction à Kurt Weill et cet opéra…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Je comprends ton addiction Marie-Hélène… Cela dit une de mes amies a trouvé récemment des places en se rendant au guichet la veille, mais si je comprends bien il faut en général faire comme à l’Opéra, c’est-à-dire réserver dès l’ouverture de la réservation.

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