Les signaux juste devant les yeux

Ayant obtenu une interview avec Hitler à l’orée des années trente, la journaliste américaine Dorothy Thompson pensait qu’elle allait rencontrer « un futur dictateur »: elle était perspicace. Or il se présenta tellement peu à son avantage (si l’on peut dire) durant l’heure d’entretien qu’il lui avait accordée, qu’elle était repartie avec l’idée que jamais il n’arriverait au pouvoir. Le documentaire « Avant la catastrophe », diffusé en replay sur la chaîne LCP, démontre à quel point l’ampleur du phénomène destructeur en cours n’était pas mesuré dans toute sa gravité. Comme il était prononcé souvent et en substance, au moment où Hitler décroche enfin le poste de chancelier en 1933, on n’avait qu’à « l’essayer », on verrait bien. Il faut dire que le documentaire de Jean Bulot, réalisé en 2022, pose bien à plat le contexte sur la table, un terreau tellement riche que toutes les mauvaises herbes y trouvèrent le compost à leur goût. Quarante pour cent de chômage et des emplois le plus souvent occupés par des femmes parce qu’elles coûtaient moins cher. Une population humiliée à laquelle Hitler savait balancer des slogans populistes tels que « Allemands, vous n’avez rien d’autre à perdre que vos chaînes ».

Signaux faibles comme on dit de nos jours ou tintamarre soutenu par des grosses caisses de sinistre fanfare, quand on ne veut pas voir on ne voit rien et quand on ne veut pas fâcher l’ennemi si on le perçoit comme tel, on est prêt à toutes les compromissions ou à désigner un autre danger, le péril communiste par exemple, afin de faire diversion.

L’un des intérêts du film est d’avoir choisi le prisme de journalistes qui s’étaient déplacés en Allemagne afin de mieux rendre compte de la gravité des événements. Avec Dorothy Thompson on l’a dit, mais aussi Joseph Kessel et Pierre Mac Orlan. Les trois sont allés au contact, pas dans les tribunes réservées à la presse mais au sein des populations exaltées ainsi qu’aux creux de la pauvreté. Pierre Mac Orlan écrira par exemple en observant des familles qui ne mangeaient pas à leur faim: « La misère est une mégère pudique, elle n’est point belle, elle le sait et se maquille ». Moyennant quoi Hitler put moissonner à son aise dans les milieux ruraux et semi-ruraux et leur promettre un « monde nouveau », expression-tandem qui est souvent le prélude aux grands désenchantements, à la perte des libertés, à l’annihilation de la culture et, en l’occurrence, au racisme officiel érigé comme une vertu salvatrice.

Évidemment ce documentaire ne manque pas de nous interpeller. Et de nous faire tourner la tête à 360 degrés afin de capter en 2023 toutes les catégories de signaux annonciatrices de catastrophes, avec des mots-clés comme fanatisme, annexion ou démagogie. Les psychiatres, lorsqu’ils veulent détecter dans le discours d’un patient, les indices avant-coureurs d’une maladie en préparation, appellent cela des « marqueurs ».

« Avant la catastrophe » nous explique comment le sérieux, l’intelligence et la sensibilité de grandes plumes de l’époque avaient contribué à ramener les bonnes informations qui auraient dû alerter davantage les pays européens. À commencer par l’Autriche qui se fit simplement confisquer par l’Allemagne, entraînant au passage une importation de l’antisémitisme dans ce qu’il avait de plus dégoûtant.

Cette leçon d’histoire diffusée sur LCP, n’est pas sans faire écho à un autre écrivain qui lui aussi enregistrait détail par détail, l’évolution d’un processus mortifère. Dans sa biographie de Stefan Zweig (1881-1942), Dominique Bona décrivait très bien comment dès la première guerre mondiale, l’auteur autrichien, avait su flairer les événements à venir. Il s’étonnait durant la guerre de 14-18 de quelle façon on pouvait continuer à être aussi léger et désinvolte à Vienne et par la suite, lors de ces fameuses années trente, avec quel détachement une partie de la société autrichienne ne prêtait pas spécialement attention aux dangers à venir, quand elle n’allait pas jusqu’à considérer avec bienveillance l’unité géographique et politique des germanophones. Zweig, écrit Dominique Bona, était fasciné par ce vers de Shakespeare: « Un ciel si sombre ne s’éclaircit pas sans une tempête » (So foul a sky clears not without a storm). Stefan Zweig n’a pas été directement concerné par la guerre puisqu’il s’est exilé, notamment en Angleterre et au Brésil mais, ironie de l’histoire, lui-même a été émetteur de signaux de détresse qui n’ont pas été captés. Il est vrai que ses écrits annonçant de façon à peine voilée son suicide, figuraient dans son journal de bord, ce qui limitait les possibilités.

En s’intéressant aux remontées d’information, aux indices et aux signaux, des plus légers aux plus énormes, l’auteur du documentaire a frappé juste. La notion de seuil critique, de processus irréversible, n’a jamais été aussi d’actualité. C’est pourquoi il est mieux en ce moment-même, d’étourdir les consciences avec les Jeux Olympiques de l’été prochain. Sans leur rappeler en quoi le Reich, en 1936, exploita si bien l’événement à sa gloire.

PHB

« Avant la catastrophe », jusqu’au 9 décembre sur la chaîne LCP

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6 réponses à Les signaux juste devant les yeux

  1. Ibanès Jacques dit :

    Article salutaire qu’il convient de diffuser largement…

  2. G Capelle dit :

    Dominique Bona .

  3. jmc dit :

    « So foul a sky clears not without a storm » figure aussi en exergue de Nostromo, l’un des plus beaux (et des plus sombres) romans de Conrad…

  4. Claude Debon dit :

    Sans aucun doute tous les signaux sont au rouge. Mais d’où viendra la catastrophe? Qui est le Hitler d’aujourd’hui?

  5. Pierre DERENNE dit :

    Quel bonheur que de relire « Les Prophéties ». Toujours à postériori bien sûr. Encore qu’il suffise de tout simplement s’intéresser à l’histoire de l’humanité pour se souvenir que le pire n’est pas qu’une option

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