Longtemps, depuis l’art pariétal, les artistes-peintres avaient gardé l’avantage de la couleur. Pour ce qui était de capter les subtilités chromatiques d’un paysage, ils étaient les plus forts. Y compris dans les premiers temps de la photographie, au 19e siècle, où on ne faisait au mieux que du sépia ou de la coloration artificielle. Mais les progrès de la chimie, au siècle suivant, ont eu raison de cet handicap. Surtout à partir des années soixante, la photographie en couleur s’est popularisée. Suivant qu’il s’agissait de polaroids ou de films plus ou moins sensibles nécessitant un développement ultérieur, on obtenait en outre des résultats intéressants et même typés. Pourtant le noir et blanc, autrefois ghetto technique, est revenu en force. La BnF a décidé de dégarnir massivement son stock exceptionnel afin de réaliser une vaste exposition uniquement sur le thème du noir et du blanc. Un déballage si volumineux que l’on si perd un peu. D’autant que l’organisation de la scénographie mélange les époques et les genres. Mais abondance de trésors n’a jamais nui. Et cette exposition mise auparavant sous le boisseau à cause de la pandémie de coronavirus, prend aujourd’hui sa revanche en bord de Seine dans ce quadrilatère géant qu’est la Bibliothèque Mitterrand.
Indéniablement, cet accrochage a donc un petit côté fourre-tout. La faute en revient à, si l’on peut dire s’agissant de photographie, un angle trop vaste. Il aurait fallu le resserrer un peu, histoire de palper une vraie thématique. Espérons que la prochaine, dans le genre extra-large, ne se concentrera pas sur le flou, encore qu’à petite dose, on peut jouir dans ce domaine de choses étonnantes, telle une belle photo d’enfant au Cambodge entièrement floue signée Laurence Leblanc, qui nous est donnée à voir ici. L’exposition ne manque pas de chefs-d’œuvre, si vous cherchez des clichés mal connus comme ceux de Zola ou célèbres en provenance de Man Ray, Willy Ronis, Cartier-Bresson, si vous aimez la farandole de curés façon Mario Giacomelli, ou encore le très lumineux « Bar sur la plage » de Piergiorgio Branzi, vous les trouverez.
Cette exposition mise sur le volume et la richesse de ses collections, son fil directeur en forme de filet de pêche racle tout ce qu’il trouve, toutes sortes de sujets, sur les hauts fonds du noir et blanc. Ce qui a au moins le mérite de nous faire réfléchir, par exemple sur la disparition progressive du « sujet » à l’ancienne. À notre époque extraordinaire, pour le meilleur et pour le pire, on constate dans de nombreux domaines ce qu’il est convenu d’appeler une inversion des valeurs. Et dans la pratique de la capture d’images, on se rend compte, du plasticien patenté au photographe amateur, que l’effet et l’invention ont pris l’avantage sur le sujet naturel. Il faut dire que les moyens techniques s’y prêtent. Tandis que Gustave Le Gray (1820-1884) devait sortir les ciseaux pour juxtaposer le ciel et la mer, il est aujourd’hui devenu facile de faire des trucs bien plus élaborés comme de remplacer la mer par une montagne et de garnir la plage de neige pour y faire passer des skieurs au milieu de chameaux phosphorescents. En composant soi-même, on devient ainsi le metteur en scène de l’image et le créateur. Mais la plupart du temps, afin d’économiser tout effort d’imagination, on va titiller dans tous les sens les curseurs de l’ordinateur ou du téléphone, action permettant d’épater à bon compte, le follower en vadrouille sur Instagram. C’est l’effet pour l’effet, sans l’instant décisif cher à Bresson et sans l’inspiration de tous ces grands auteurs qui n’économisent ni leur temps ni leur énergie afin qu’il se passe quelque chose de solide voire miraculeux dans le cadre.
Si on l’a dit le « sujet » de l’expo en lui-même peut manquer d’épaisseur (il en aurait été de même s’il s’était agi d’un banco sur la couleur), le contenu de chaque image présentée et l’histoire qui s’y trouve, rattrape la lacune d’ensemble. Un bon tirage porte une intrigue à lui tout seul, presque un film avec un peu de patience. Et c’est là, à la BnF, que l’on en arrive à la conclusion rationnelle qu’une bonne photographie, c’est dans l’ordre un sujet, un cadre, et seulement après, des effets éventuels comme des contrastes ou de la profondeur de champ. La sauce toute seule en effet, ne fait pas un plat.
Si tout va comme prévu on devrait pouvoir s’attendre en 2024 à une belle exposition sur la crise sanitaire, très généreusement financée par l’État et portée par la BnF. La « grande » commande ainsi qualifiée, aura permis moyennant quelques millions d’euros, à deux cents lauréats, de s’adonner aux joies du photoreportage avec une thématique cette fois bien cadrée en tête. C’est le magot post-pandémie. Ce sera instructif de quantifier pour le coup, combien en l’occurrence auront choisi entre la couleur et le noir et blanc. Combien n’auront pas oublié le sujet en route.
PHB